Claude Lasserteux : « Il n’y a pas de secret, c’est le travail » en août 1985. Où l’histoire éloquente de l’ascension d’un ouvrier devenu patron de PME …

, par Philippe Savouret

Grâce à sa hardiesse, son dynamisme, son esprit d’entreprise, Claude Lasserteux a réussi à créer une entreprise artisanale à taille humaine procurant du travail à huit personnes ; un exemple de réussite concrétisé en 1984 par le 1er prix de gestion régionale et le 3e prix au niveau national d’un concours organisé par une banque. « Il n’y a pas de secret, c’est le travail, encore le travail, toujours le travail ! »


L’apprentissage :

1956 ; Claude Lasserteux obtient son Certificat d’Etudes, il a 14 ans. Il décroche un certificat d’apprentissage dans une entreprise nogentaise fabriquant des instruments de chirurgie.
Pendant trois ans, parallèlement à la formation pratique dans cette entreprise, il suit des cours professionnels une fois par semaine le jeudi. (Jour de congé à cette époque) A l’issue de cette formation, il est reçu 2e avec 18,5 sur 20 et mention très bien au CAP « coutelier de fabrication » option chirurgie. Formation particulière à cette époque à Nogent.
[Il existe seulement depuis 1980 sur le plan national, un Certificat d’Aptitude Professionnelle aux métiers de la Coutellerie et des Instruments de chirurgie dispensé à Nogent pour toute la France.]
A 17 ans, il devient donc ouvrier dans l’entreprise où il fait son apprentissage qui comptait 17 personnes, puis chef d’équipe, puis cadre.

Août 1976, le tournant :

En 1976, Monsieur Claude Lasserteux crée les Etablissements LASSERTEUX à Nogent en Haute-Marne, berceau historique de l’instrumentation chirurgicale en France, et s’oriente vers la fabrication d’instruments chirurgicaux dits "à manches" et plus particulièrement vers le "sur-mesure". L’objectif étant alors de réaliser les instruments que les autres fabricants refusaient de produire.

Etant responsable d’une section de l’entreprise, Claude Lasserteux voulait être responsable de lui-même, voler de ses propres ailes.
Il s’installe donc comme artisan, fabricant d’instruments de chirurgie dans un local de 50 m2, ancienne maison de jardin au milieu de celui-ci. Il a la chance d’avoir une épouse ayant une bonne situation professionnelle, sans enfant avec de petites économies ; il va constituer son premier outillage : achète un étau, dix limes, un touret d’occasion, un table de jardin comme bureau, loue une perceuse, une enclume, on lui prête un marteau et a en propre ses mains er son cerveau.
Il commence à se constituer une gamme d’instruments…De la barre d’acier qu’il va forger jusqu’à la finition à partir de l’expérience acquise dans l’entreprise qu’il vient de quitter.
Ainsi, il se constitue une petite valise de 50 instruments de chirurgie osseuse, pulmonaire, gynécologie, O.R.L.

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Ses premiers échantillons de chirurgie osseuse, pulmonaire, gynécologie, O.R.L.

Les années de vaches maigres :

Comme beaucoup d’artistes sans le sou qui « montent à Paris » avec leur guitare pour essayer de faire carrière, Claude Lasserteux part à Paris avec sa petite valise ; il s’arrête à toutes les plaques signalant « instruments de chirurgie ». Certaines maisons le mettent à la porte. Il a la chance de rencontrer un distributeur ORL qui connaissait ses capacités car achetant des instruments chez son ex employeur.

Claude y va de son culot : « Si vous avez des instruments spéciaux à faire sans « déshabiller » mon ancienne entreprise, je suis disposé à vous les faire » - « Je vais vous confier ce modèle, faîtes m’en deux exemplaires et renvoyez-les moi  ».
C’était un mouton à cinq pattes qu’on lui donnait pour une mise à l’épreuve.
Heureux comme tout d’avoir ce premier bon contact, Claude reprend le train gare de l’Est.

Huit jours après, les deux prototypes finis, toujours gonflé, il va lui-même les présenter. Etonnement du PDG : « Vous ne devez pas avoir beaucoup de travail pour avoir déjà terminé ces modèles ; bon je vais vous procurer du boulot pour un mois et je vais vous donner des adresses de maisons, mais ne vous y présentez pas de ma part ».

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Claude Lasserteux s’est spécialisé trés tôt dans "le mouton à cinq pattes" pour la fabrication d’instruments spéciaux en petite quantité.

Retour à Nogent : son ancien patron vient lui demander de fabriquer des instruments. Il lui en redonne à faire deux mois plus tard, puis trois mois après. Quand il lui en demande 20, Claude en fait 25 se constituant un petit stock. Plus tard le patron lui apporte une commande de cent exemplaires lui demandant de lui faire une grosse remise. Claude Lasserteux refuse ne voulant pas vendre au rabais.

Un autre fabricant nogentais lui propose de lui donner la moitié de sa gamme à faire à condition de ne travailler que pour lui : deuxième refus. Une troisième maison le convoque apprenant qu’il est à son compte, qu’il n’a pas beaucoup de travail et du stock. Elle lui propose une grosse commande à condition d’en avoir l’exclusivité. « Non merci, je ne mange pas de ce pain là ». On a sa fierté et son esprit d’indépendance !

Ayant consulté toutes les entreprises d’instruments de chirurgie, il leur en veut un peu, cependant il y en a une qui a répondu : « on connaît bien ton travail, tes connaissances mais on se fournit déjà chez d’autres fabricants depuis de nombreuses années, aussi je ne voudrais pas te voir partir les mains vides, je te confie un modèle, si j’ai des commandes de ce modèle ce sera pour toi, mais je te préviens j’en vends que très peu. »

Cette personne m’a mis en confiance car ensuite il m’a donné 1 seul modèle à faire. Et un autre un mois après. Un jour il laisse une commande de 200. Claude ébahit, téléphone pour confirmer ; c’était bien ça. C’est le seul fabricant qui n’avait rien promis et qui est resté fidèle en donnant toujours des spécimens à faire à Mr Lasserteux.

Pendant un an et demi, il ne ramenait pas un centime à la maison, de plus demandait de l’argent à son épouse. « Pour moi la situation familiale a joué un rôle essentiel ». Il reprend le carnet d’adresses du PDG de Paris et part à la conquête des clients potentiels ; même processus, remise à l’épreuve, renvoi des prototypes réalisés.
A cette époque, n’ayant pas le téléphone, il doit aller à la poste. Grâce à des amis, la ligne qui était complète fut libérée dans les deux mois
C’est dans cette situation précaire et incertaine que Claude vit bon an mal an du travail demandé par ses nouveaux clients.

L’irrésistible ascension :

1978 ; à partir de cette année-là tout s’accélère. Claude Lasserteux se spécialise dans la fabrication d’instruments spéciaux en petite quantité, parfois à l’unité. Dix clients sur trente sont mordus, téléphonant chaque fois qu’ils avaient un problème. Il fut vite envahi de commandes.

« Ca ne gagnait pas mais il y avait du boulot  ». Il prit un ouvrier à mi-temps pour assurer la production.

Le processus fit boule de neige ; 40 instruments étaient fabriqués par mois. Monsieur Claude Lasserteux se déplace dans les congrès : Paris, Toulouse… Proposant aux grossistes son échantillon.
Il commence à faire un petit catalogue très sobre avec la liste des 400 produits et distribue ses 50 premiers catalogues photocopiés.

L’extension :

En 1980, il quitte la boutique de la rue des fleurs pour investir dans un local de 200m2 sur la zone industrielle de Nogent.
Son catalogue s’épaissit et se complète, d’abord de dessins, puis de photos. Sa gamme s’est multipliée puisque 1600 modèles figurent en photos sur le catalogue en comprenant 3600 sachant qu’il existe environ 32000 modèles différents d’instruments de chirurgie.

Une clientèle nouvelle se fait jour ; d’anciens clients qui lui avaient répondu par la négative lors de sa démarche avec sa valise, lui font confiance plutôt que d’acheter à l’étranger.
Il embauche des ouvriers, il achète le matériel pour faire ses ébauches au lieu d’acheter ces dernières…

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Claude Lasserteux à l’époque de son atelier rue des fleurs.

Un modèle de réussite :

En août 1985, c’est dans une entreprise fonctionnelle très esthétique, dans un cadre de verdure et de fleurs que l’on retrouve Claude Lasserteux qui a fait son chemin depuis les pénibles débuts de la boutique rue des fleurs.

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L’effectif de l’entreprise outre le patron, se compose d’une secrétaire, de deux forgerons dont un MOF, d’un polisseur, d’un soudeur sous argon, d’un tourneur, de dix monteurs.

L’effectif de l’entreprise outre le patron, se compose d’une secrétaire, de deux forgerons dont un MOF, d’un polisseur, d’un soudeur sous argon, d’un tourneur, de dix monteurs. Ce qui correspond à une progression d’un salarié par an depuis la création de la maison. Claude Lasserteux est heureux d’avoir cette équipe compétente avec une grande conscience professionnelle, c’est une grande famille ; d’ailleurs les 22 ouvriers peuvent venir quand ils veulent, en dehors des heures de travail, chacun participant activement à la réussite de tous.

La production des instruments pour gynécologie, ORL, pédicure, chirurgie osseuse est de 50 exemplaires par modèle condition de rentabilité optimale, ce qui suppose un stock énorme. Certains instruments sont très spécifiques, réservés à des clients en exclusivité.
Quant à la commercialisation ; des distributeurs grossistes passent commande à Mr Lasserteux. Ce sont les seuls intermédiaires entre le fabricant et les hôpitaux, cliniques du monde entier.

Interview de Claude Lasserteux par Philippe Savouret le 27 août 1985.

Questions ?

Comment se fait-il que les instruments ne soient pas marqués au nom du fabricant ; et NOGENT ?
« Ce sont les distributeurs qui refusent que le nom et l’origine de sa fabrication soient marqués ; ce qui leur permet de jouer sur les achats n’importe où et n’importe comment, à l’étranger par exemple. »

Mais alors, ils peuvent s’attribuer la paternité du produit alors qu’ils ne sont que des commerçants ?
« Effectivement, c’est une revendication des fabricants nogentais envers ces distributeurs ne serait-ce que pour identifier le fabricant en cas de problème (pièce défaillante). Mais nous sommes liés par les distributeurs qui nous font travailler. »

A ce propos, quelles sont les relations que vous entretenez entre fabricants ?
« Je n’ai pas de problème car je travaille aussi pour les autres fabricants ; je suis plutôt complémentaire que concurrentiel. »

Et face à la concurrence étrangère ?
« Je dois dire qu’étant donné notre fabrication particulière et en petite série, notre entreprise n’est pas touchée par ce problème pour le moment. Pour ce qui est de la fabrication de plus grande série, effectivement les étrangers inondent facilement le marché par un coût de la main d’œuvre excessivement bas par rapport à la France et ils arrivent à faire de la bonne qualité. Cependant, au niveau des instruments qui ne sont pas faits en série, la qualité nogentaise est bien placée. »

Maintenant si je vous demande quels sont les côtés négatifs et les côtés positifs de votre métier ?
« Il y a peu de points négatifs ; sinon le fait de ne pas pouvoir mettre la marque d’origine sur nos pièces. Et si on pouvait vendre directement nos instruments aux hôpitaux, ce serait intéressant. Mais ces grossistes ont un rôle de démarchage commercial que le ne pourrais pas tenir, ils sont nécessaires.
Positivement, ce métier me plaît à outrance, je suis heureux, on a du travail, mais ça demande des sacrifices…Qui sont faits par le patron et les ouvriers ; c’est la force de notre maison. L’ensemble de l’entreprise souhaite que ça continue à ce rythme.
De plus, c’est un travail créatif permanent, à la recherche de nouvelles techniques de fabrication et de nouveaux modèles, c’est un éternel apprentissage. Certains me diront « Pourquoi te crever au boulot comme ça, t’as pas d’enfant pour te succéder ? »
Non je n’ai pas d’enfant, j’en ai huit et ma grande satisfaction serait de pouvoir atteindre la retraite et de dire à mon personnel.
« Voilà les gars, cette entreprise est à vous, du moment que vous me donniez de quoi vivre, le reste c’est votre affaire ».

Pour terminer, quel est votre sentiment sur le bassin Nogentais ?
« Le problème majeur est que NOGENT dans sa globalité n’est pas uni, la non entente des entreprises est le problème le plus grave. Et quand ça tournait il y a 25 ans quand il y avait du boulot, on s’est cru les plus beaux, les plus forts. Or les patrons ne voyaient pas qu’autour d’eux le monde évoluait et quand il y avait de l’argent on ne l’a pas investit dans la technologie, la modernisation des entreprises et le dynamisme commercial.  »

Grâce à sa hardiesse, son dynamisme, son esprit d’entreprise, Claude Lasserteux a réussi à créer une entreprise artisanale à taille humaine procurant du travail à huit personnes ; un exemple de réussite concrétisé en 1984 par le 1er prix de gestion régionale et le 3e prix au niveau national d’un concours organisé par une banque.

Le secret de cette réussite ?
« Il n’y a pas de secret, c’est le travail, encore le travail, toujours le travail ! »

Reportage de Philippe Savouret le 27 août 1985.

Depuis cette époque, l’entreprise a évolué ; Claude Lasserteux prend sa retraite en 2002. En 2006 l’entreprise Claude Lasserteux SA est reprise par Bernard Brulez et Jean-François Gazagne. Elle va s’agrandir et pour se faire, quitte ses locaux pour s’installer un peu plus loin à côté de chez Marle dans une jolie et fonctionnelle construction neuve, inaugurée le 26 avril 2019.

Reproduction du texte avec l’autorisation de l’auteur Philippe Savouret.


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Publié par Philippe Savouret le dimanche 14 juin 2020 dans le Journal de la Haute-Marne (JHM) n° 9431 en page 14. http://www.jhm.fr

Publié par Philippe Savouret le dimanche 14 juin 2020 dans le Journal de la Haute-Marne (JHM) n° 9431 en page 14. http://www.jhm.fr


Pour en savoir plus :

 Claude Lasserteux : « Il n’y a pas de secret, c’est le travail » en août 1985.
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