Bernard Marle, forgeron de la prothèse médicale de 1978 à 2012 Bernard Marle a découvert l’orthopédie en 1975, à la clinique de Gentilly à Nancy

, par Delphine DESCORNE-JEANNY

Bernard Marle, forgeron de métier, a consacré son activité à la fabrication de prothèse de hanche. Bien lui en a pris car en un peu plus de 30 ans (de 1978 à 2011) il a développé une entreprise qui produisait en 2012 plus d’un demi million d’implants par an dont plus de 400 000 tiges de PTH. Il évoquait en 2012 les étapes de son ascension professionnelle qui sont aussi celles du succès de la chirurgie prothétique en général et plus particulièrement de la prothèse de hanche française.

Janvier 2012 - Entretien de Bernard Marle paru dans le numéro N°210 de "Maitrise orthopedique"

Comment forge-t-on une prothèse de hanche ?

Bernard Marle : La première étape est la réalisation de l’outillage de forge c’est à dire le moule en métal. Quand j’ai commencé en 1978, on partait d’un plan de définition fourni par le client et à partir duquel un modeleur sculptait un modèle en bois. Puis on coulait une résine sur ce bois pour réaliser deux demi-moules en résine. Ces demi-résines servaient de modèles pour réaliser un moule en métal à l’aide d’un pantographe. Ce pantographe permettait à l’outilleur de reproduire par copiage, la forme en creux de la résine, dans un bloc en métal, qui après traitement thermique devenait notre outillage de forge.

Aujourd’hui, je suppose qu’on ne sculpte plus une maquette sur bois ?

Encore faudrait-il trouver des modeleurs sur bois. D’ailleurs pour l’anecdote, le modeleur qui me taillait les modèles bois à l’époque est celui qui avait taillé le train d’atterrissage du concorde. Aujourd’hui, en 2012, tous les outillages sont réalisés sur centre d’usinage grande vitesse (UGV). Le délai de réalisation d’un outillage est passé en vingt ans de 6 semaines à 2 jours.

Combien de prothèses un moule peut-il servir à faire ?

C’est très variable, de nombreux paramètres influent sur la tenue des outillages, la matière de la pièce à forger, la morphologie de la pièce c’est à dire si elle a une collerette ou pas, des macrostructure ou pas ; et aussi la précision exigée par le client : tige cimentée ou tige sans ciment. Disons de 300 pièces pour le cas le plus défavorable, c’est-à-dire une tige en Cobalt avec collerette et macrostructure, à 3000 pièces pour une tige en 316L Implantable lisse sans collerette.

Vous est-il arrivé de réceptionner de la matière première défectueuse ?

Rarement, mais cela arrive et même avec des certificats conformes ! Que ce soit de la matière pour la fabrication des outillages ou de la matière pour la fabrication des implants, nous avons intégré un laboratoire métallurgique et mis en place une contre-analyse matière systématique. Une matière non-conforme pour les outillages peut avoir des conséquences dramatiques pour nos forgerons lors de la frappe, quand aux implants vous êtes mieux placé que moi pour mesurer les conséquences d’une casse prématurée.

Lorsque vous avez un outillage, et de la matière première conforme, quelles sont les étapes suivantes ?

L’outillage réalisé et validé, nous allons pouvoir passer à la forge d’implant. Le process de forge consiste à venir écraser un tronçon de barre de métal préalablement chauffé, entre deux demi- matrices pour lui donner la forme des gravures. Ce tronçon de barre de métal s’appelle un lopin. Cette déformation du lopin doit se faire en plusieurs étapes pour obtenir la forme et le dimensionnel de la pièce. Les matrices doivent être différentes en morphologie et en dimensionnel suivant la nuance et le volume de matière à déformer. Bien évidement de nombreuses étapes intermédiaires de fabrication telles que découpe, nettoyage, parachèvement, ébavurage, contrôle sont nécessaires entre chaque opération de forge.

Une fois que la prothèse est sortie de la presse, que se passe-t-il ?

Quand elle sort de forge, la pièce passe en tribo-finition. Cela consiste à la placer dans un bol vibrant avec des cailloux en silice et en céramique. Ce polissage mécanique permet d’enlever la couche d’oxyde, et de préparer les surfaces de la pièce pour l’étape de calibrage.

En quoi consiste le calibrage ?

C’est la seconde opération de forgeage. Le premier pressage est destiné à former la pièce, le second nous permet d’obtenir la précision dimensionnelle et les macrostructures. Cette opération nécessite une nouvelle chauffe et des outillages spécifiques avec macrostructures. Ensuite, la pièce repart en vibration dans des bols vibrants pour enlever à nouveau l’oxyde. Après, les pièces partent au traitement thermique puis au contournage. Le contournage est une opération d’usinage qui va nous permettre de retirer le cordon de bavure c’est à dire l’excédent de matière lié à la forge. Suivent ensuite les opérations d’usinage : trous d’impaction, cône, polissage final, marquage laser, etc…

Cela fait combien d’opération ?

34 au total.

Après les 34 opérations, il ne reste plus qu’à stériliser ?

Pas encore ! Il reste encore toutes les opérations de nettoyage, de revêtement, par exemple d’hydroxyapatite et de conditionnement pour les tiges sans ciment. Les tiges cimentées, elles, vont recevoir un polissage flanelle et seront conditionnées.

Chacune des étapes nécessite-t-elle une machine ?

Quasiment. Cela fait une trentaine de machine pour les 34 étapes. Pour chacune de ces étapes il y a un contrôle visuel et/ou dimensionnel.

Y a-t-il un organisme de contrôle au-dessus de vous ?

Nous sommes régulièrement audités et par nos clients et par le BSI, notre organisme certificateur. Nous sommes certifié ISO 13485. En cas de nécessité on passe par le CRITT MDTS, le Centre Régional d’Innovation et de Transfert de Technologie, qui est le pôle technologique Sud Champagne, situé en face de la société Marle. C’est un laboratoire qui permet de réaliser des contrôles spécifiques. Mais grâce à notre laboratoire et à notre service qualité nous sommes le plus souvent capables de contrôler et de valider la qualité de nos process et de notre production en interne.

A quel stade livrez-vous le client ?

Cela dépend de lui. On peut lui vendre de la forge, de la forge usinée où une prestation complète. Nous pouvons livrer à toutes les étapes.

Combien de pièces vous sortez par an à peu près ?

Nous avons livré plus de 550 000 implants en 2011 dont 425 000 tiges de hanches. 80 % de notre production part à l’export.

De quels moyens disposez-vous, pour arriver à une telle production ?

Plus d’une centaine de machines et 232 employés.

C’est par hasard que je suis venu à l’orthopédie.

Comment avez-vous monté votre entreprise ?

C’est par hasard que je suis venu à l’orthopédie. Je vivais à Odival en Haute-Marne, qui était le fief de la coutellerie dans les années 1900 et jusqu’à la deuxième guerre mondiale. Je suis d’une famille de forgeron pour la coutellerie et j’ai eu une formation de forge de coutellerie et d’instrumentation de chirurgie. J’ai découvert l’orthopédie en 1975, à la clinique de Gentilly à Nancy, lors de mes déplacements fréquents pour les besoins de soins de ma mère.

Et alors ?

Cela a fait tilt dans ma tête. Je me suis dit que j’étais capable d’en faire. Je me suis intéressé au produit et en 1978 quand j’ai repris l’affaire à la suite de mon père, la première des choses que j’avais en tête était de faire de la prothèse. A l’époque, il n’y avait pas 36 fabricants : c’était Sulzer et Benoît Girard. Par le biais d’amis qui les connaissaient bien, j’ai rencontré le Pr Meyruies et ses collègues et nous avons décidé de travailler ensemble. Au début je ne faisais que de l’ostéosynthèse  : plaque, vis plaque ou clou plaque. Cela m’a pris de 1978 à 1981 pour valider des procédés de fabrication et de réalisation d’implant.

Cela consiste en quoi ?

On fait des pré-séries sur lesquelles on réalise des contrôles destructifs pour vérifier les différentes caractéristiques mécaniques, métallurgiques, etc... On réalise également des études de capabilités pour démontrer que notre process est capable et stable. La mise au point a demandé plus de deux ans pour arriver à un produit qui soit conforme et ayant un bon rapport qualité prix. Tout de suite après l’ostéosynthèse je me suis mis aux prothèses.

Mais pourquoi si peu d’entreprises ont-elles fait comme vous ?

Tout d’abord, les gros forgerons n’étaient pas intéressés par de petites séries, le process de forge étant lourd à mettre en œuvre et donc beaucoup plus adapté aux grandes séries. Il se trouve que la forge en coutellerie au départ est un métier fait pour de petites séries. Ensuite, pourquoi les autres couteliers ne s’y sont pas mis ? Parce que c’est spécial, qu’il y a un savoir-faire à acquérir et qu’il fallait en vouloir. Cela demandait aussi beaucoup d’investissement.

Avez-vous démarré rapidement ?

Oh oui ! On doublait les commandes tous les ans. On a donc commandé des machines et on a embauché du personnel. Cela a été très vite. Les premières prothèses sont sorties en 1981.

Pourquoi les compagnies de prothèse n’ont-elles pas leurs propres forges ?

Cela coûterait trop cher car il faut disposer de structures énormes. C’est plus intéressant de sous-traiter l’implant et de s’occuper de son développement, de son marketing et de sa vente.

Quel intérêt avaient-elles de s’adresser à vous plutôt qu’à ceux déjà présent ?

A l’époque, les prothèses étaient usinées complètement et cela coûtait très cher. Les stries de la prothèse de Muller réalisées par Sulzer étaient usinées. Moi, j’ai fait un modèle type Muller mais avec des stries forgées et il n’y avait plus d’usinage à faire sur la tige. C’est ainsi que le professeur Maurice Muller est venu à Odival et qu’il a constaté que mon modèle de forge était techniquement plus intéressant et plus économique que l’original. Il a de ce fait souhaité que l’on travaille ensemble.

Donc votre carnet de commande grossit, vous achetez les machines et vous vous mettez à fabriquer les prothèses pour tout le monde ?

Oui ! Au début, la moyenne des lots de fabrication était 50 pièces. Aujourd’hui sur les tailles les plus vendues c’est 1000 pièces. Mais à l’époque chaque orthopédiste voulait sa prothèse. Le distributeur venait avec son chirurgien ou plus souvent avec son groupe de chirurgiens et on se mettait à la table de travail. Avec toute l’équipe on mettait 6 mois pour sortir une prothèse. Et encore c’est parce qu’il fallait que tous les chirurgiens du groupe se mettent d’accord sur le même produit, sinon quand tout était bien défini cela ne prenait que 3 mois.

Vous est-il arrivé de dire non à un client ou à un chirurgien ?

Quelle que soit la difficulté, nous n’avons jamais refusé de faire une prothèse. Par contre nous avons souvent averti le client sur les inconvénients de leur concept et sur l’intérêt de faire des « adaptations ». En accord avec le client nous avons souvent suggéré des modifications.

Vous n’avez pas essayé de concevoir vous-mêmes des implants ?

Non, c’est la fabrication qui nous intéressait. Il n’y a pas de prothèse Marle sur le marché.

Quand vous fabriquez pour un client, qui fait le marquage CE ?

C’est le client.

Comment gérez-vous votre expansion dans les années 90 ?

On grossit par rapport à la demande du marché. On investit et on embauche du personnel. On est passé progressivement de 11 employés à 232. Nous étions très proches de nos clients. Plus on se développait, plus on était proche de nos clients et on leur proposait à chaque fois de faire quelque chose de plus sur leurs produits. Au départ on ne faisait que de la forge, ensuite on leur a proposé de la finition. Finalement nous avons proposé aux clients toutes les étapes jusqu’au produit fini sachant que le client reste le concepteur et le distributeur du produit. Puis on a commencé l’export en 1993. Aujourd’hui, en 2012, nous avons 25 % du marché mondial.

Vous ne faites que des tiges fémorales ?

Non, je fais aussi des cotyles, des épaules et des plateaux tibiaux pour l’articulation du genou. J’ai arrêté la partie fémorale parce que la fonderie est le process le plus adapté. Pour tous les implants qui travaillent en compression comme le composant fémoral du genou, cela ne sert à rien de forger. La prothèse de hanche est sollicitée en fatigue, mais le genou, lui, est sollicité en compression.

Quel est votre point de vue sur le meilleur matériau pour une PTH ?

Je pencherais pour le Titane. Son module d’élasticité se rapproche le plus du module d’élasticité de l’os et il est plus léger que les Inox ou le Cobalt. En ce qui concerne la repousse osseuse on peut appliquer un dépôt d’hydroxyapatite sans réduire les caractéristiques mécaniques. Alors que sur le cobalt on doit projeter des billes par un procédé spécial qui réduit considérablement les caractéristiques mécaniques. L’Inox, lui, est plus adapté à la prothèse cimentée.

Avez-vous eu de la concurrence ?

Oui, il y avait de la concurrence. Dans les années 1985, il y avait les forges de Bologne à côté de Chaumont à 20 km de Nogent et puis il y avait Wichard à Thiers dans le Puy de Dôme, et c’est tout je crois.

Et des entreprises comme Benoît Girard ?

Benoît Girard était déjà tout intégré à cette époque-là car c’était Howmedica. Ils travaillaient en interne et seulement pour eux. Pour moi ce n’était donc pas un concurrent.

Comment votre entreprise a-t-elle évolué ?

On a toujours mis les moyens pour suivre, voire même anticiper les besoins et les exigences de nos clients tant au niveau technique, qualité que logistique. Ca n’a pas toujours été un long fleuve tranquille, j’avais peu de moyen et il a fallu tout construire de A à Z. Heureusement nous avons toujours eu une croissance soutenue, qui nous a permis d’investir dans l’outil industriel et surtout dans les hommes. J’en profite d’ailleurs pour saluer toute l’équipe qui m’a suivi tout au long de ces années.

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Le 05 juillet 2007 inauguration de la pose de la première pierre du pôle technologique à Nogent (52) : (de Gauche à droite) Régis Flot, président de l’Association du pôle technologique de Nogent (APTN), Michel Brocard, maire de Nogent, Bruno Sido, Sénateur de la Haute-Marne, Luc Chatel, Député de la 1re circonscription - Haute-Marne de 2002 à 2007, et ministre de l’Éducation nationale en 2009. (Photo Christophe Juppin)

En 2008 on a été obligé de changer de site parce que ce n’était plus possible. A Odival je n’avais plus de place. L’usine avait envahi ma maison personnelle, ma salle à manger a été notre salle de réunion pendant toutes ces années, heureusement qu’elle ne peut pas parler. Il fallait que je change pour m’installer en zone industrielle sur un seul site. J’ai réfléchi pendant 10 ans et en 2005 je me suis décidé pour Nogent et je me suis lancé. On a terminé le transfert complet en 2008. Et puis à 60 ans j’ai vendu mon entreprise.

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Bernard Marle a développé, en un peu plus de trente ans, une entreprise qui produisait en 2012 plus d’un demi million d’implants par an. Bernard Marle, forgeron de la prothèse médicale de 1978 à 2012

Pourquoi avez-vous vendu ?

Carlyle m’a fait une proposition très convenable et surtout ils assuraient la pérennité de l’entreprise. Je n’aurais jamais vendu pour que la société ferme ensuite. Ils veulent faire de Marle un des acteurs majeurs de la fabrication d’implants en Europe. Ils veulent le faire ici en Haute Marne à Nogent.

A présent que faites-vous ?

Je suis à la retraite depuis le 1er Avril 2011, ce n’est pas un poisson d’avril.


Janvier 2012 - Entretien de Bernard Marle paru dans le numéro N°210 de "Maitrise orthopedique"


Décembre 2015 - Dépliant « Prosthesis Valley »



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L’usine Marle (au premier plan), 24 rue Lavoisier à Nogent (devant le pôle technologique Sud-Champagne), construite parce que le site historique d’Odival était bien trop exigu pour faire face à la croissance de l’activité. (photo : Dominique PIOT du 20 octobre 2018)

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L’usine Marle (au premier plan), 24 rue Lavoisier à Nogent (devant le pôle technologique Sud-Champagne), construite parce que le site historique d’Odival était bien trop exigu pour faire face à la croissance de l’activité. (photo : Dominique PIOT du 09 novembre 2018)

Pour en savoir plus :

 Bernard Marle, forgeron de la prothèse médicale de 1978 à 2012
 Delphine Jeanny, diriger les hommes
 Une école d’ingénieurs à la campagne : Article dans l’Usine Nouvelle du 26 novembre 2014.
 Entretien en octobre 2016 avec Delphine DESCORNE-JEANNY, directrice des opérations chez Marle, sur la mixité professionnelle
 Marle a racheté fin juillet 2017 la société suisse SMB Médical.
 la filière du Médical en Haute-Marne
 Marle : l’aventure continue