« Souvenirs d’une excursion en Suisse » en 1837
- un carnet par F. Rouxel en 1937. (Archives familiales Perriot- Juppin)
Je dirai : j’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même.
(Lafontaine)
- Je dirai : j’étais là, telle chose m’advint,
Vous y croirez être vous-même.
(Lafontaine)
Mon cher Exxxx
Après le plaisir de voyager, vient tout naturellement celui de raconter ce que l’on a vu et de recommencer, en compagnie d’un auditeur bienveillant ; sans quitter le coin de son feu, la route que l’on a déjà parcourue. La distance qui nous sépare m’interdit ces douces causeries mais ton amitié n’y perdra rien, ou, pour mieux dire, elle n’en aura pas moins à faire acte de complaisance : l’attention que tu aurais bien voulu prêter à mes paroles, je la réclamerai pour ce récit.
Garde-toi surtout de perdre patience et ne me maudis pas trop avant d’arriver à la fin, car les voyageurs ont le privilège de bavarder impunément ; quelques-uns s’arrogent même celui de mentir, mais je ne le revendique point. Je ne crains pas que tu me fasses ici le reproche que m’ont si souvent adressé mes compagnons de route, celui d’aller trop vite, et si, comme eux, la fatigue t’oblige quelquefois à crier merci, ce sera pas un tout autre motif.
Je t’avais, je crois, écrit mon futur voyage en Suisse. Ce projet que Ménard et moi nous formâmes un jour en promenant sur les boulevards ne m’apparut d’abord que comme un de ces châteaux en Espagne que l’imagination oisive se plaît à construire et dont un autre objet vient à l’instant la distraire. Cependant à force d’en parler et d’examiner les moyens d’exécution qui étaient en notre pouvoir, nous finîmes par prendre au sérieux ce qui n’avait été d’abord qu’une simple plaisanterie. Aussi, le sois, quand nous nous quittâmes, le voyage était presque résolu et les bases en étaient même déjà posées. Après une longue et minutieuse appréciation de nos ressources, nous étions convenus d’y consacrer un mois et 500 francs. Un mois et 500 francs disions-nous dans notre enthousiasme, mais avec cette somme nous pouvons bien autrement courir du pays ; aussi, bientôt ne vîmes-nous plus de bornes à nos excursions.
Ce n’était plus seulement la Suisse que nous allions visiter, mais encore la Sardaigne, le grand Duché de Bade, le Rhin jusqu’à Cologne, la Hollande, la Belgique, que sais-je moi ? … Semblables à ces enfants qui ne voient pas de fin possible au premier écu dont il leur est permis de disposer et qui récapitulent en eux-mêmes toutes les emplettes qu’ils se proposent, tous les désirs qu’ils pourront satisfaire, nous formions mille projets et les yeux fixés sur la carte, nous parcourions les différents États, nous franchissions les montagnes les plus élevées, nous traversions les fleuves et les glaciers les plus inaccessibles, sans penser qu’aucun obstacle pût arrêter nos pas vagabonds, pas même le défaut d’argent. Les voitures, il est vrai, ne laisseraient pas que d’absorber une forte partie de notre pécule, mais, après tout, nous avions de bonnes jambes et nous nous sentions grandement de force à faire, par jour, dix ou douze lieues s’il en était besoin. Nous n’y voyions alors d’inconvénient que pour l’aubergiste qui nous donnerait le soir à souper. Plus tard, nous sommes bien revenus de ces illusions ; nous avons éprouvé qu’il était plus facile et surtout moins dispendieux de tracer avec le doigt l’itinéraire sur la carte que d’exécuter le voyage lui-même.
En apprenant nos projets, trois nouveaux compagnons s’étaient offert de venir avec nous. L’un d’eux était le frère de Ménard avec lequel je me félicite d’avoir fait connaissance ; les deux autres étaient Perrio et Millerot que tu as connus à Rennes pendant nos années de droit et avec lesquels je fis, dans le temps, une petite promenade en Normandie.
Départ le lundi 7 août 1837.
- la Suisse que nous allions visiter,
Après bien des missives de part et d’autre, notre départ fut enfin fixé au lundi 7 août 1837.
Tu t’imagines peut-être que plus nous approchions de cet instant, plus notre impatience augmentait, plus nous trouvions les heures lentes à s’écouler. Eh bien ! non ; pour moi du moins il n’en fut pas ainsi et j’éprouvai cette fois ce qui m’est arrivé déjà bien souvent, c’est de voir avec une certaine indifférence se réaliser un évènement que j’ai vivement désiré d’abord. Faut-il qu’il ne m’apparaît que dans le lointain, comme un futur contingent que bien des obstacles peuvent empêcher de naître, j’y aspire de toutes mes forces ; mes désirs s’accroissent en raison des difficultés qui se présentent, puis, quand tout semble s’accorder pour les exaucer, quand il ne me reste plus qu’à tendre la main pour saisir l’objet tant souhaité, je lui trouve un prix bien inférieur à celui qu’il avait d’abord à mes yeux ; j’en viens même à m’étonner de celui que j’ai pu y attacher.
Il faut tout dire, dans la circonstance cette disposition naturelle recevait encore une nouvelle force d’un motif tout particulier qui me faisait envisager avec peine une aussi longue absence de Paris.
À la veille de partir je regardais donc mon voyage ; sinon comme un déplaisir, du moins comme une chose indifférente et à laquelle il ne m’eût point coûté de renoncer. J’avouerai même que dans certains moments, dont le souvenir me reste encore, je n’aurais pas saisi dans quelque joie un prétexte plausible d’abandonner mes projets. Si j’avais dû être seul dans cette excursion, je l’aurais, sans aucun doute, remise à une autre époque, mais l’occasion de la faire en aussi agréable compagnie pouvait ne plus se présenter et il m’était pénible, en outre, de manquer de parole aux amis que j’avais moi-même engagés à venir avec nous. Je résolus donc de les suivre, bien que je souffrisse alors d’un violent mal de gorge.
Après un assez maigre diner au restaurant Colbert, nous montâmes, vers six heures du soir, en diligence pour Lyon, où nous devions d’abord nous arrêter avant d’aller à Genève. Ménard, jeune, Perrio et Millerot s’installèrent tant bien que mal sur la banquette, où deux bottes de paille avaient été disposées pour les recevoir. Le doux Ménard et moi nous nous casâmes dans la rotonde en compagnie de deux autres voyageurs.
Je ne connais rien de plus pénible qu’une première nuit passée dans une voiture publique, si l’on n’y trouve pas quelque honnête distraction pour passer le temps.
Pressé d’un côté par le besoin de dormir, étourdi, de l’autre, par le bourdonnement continuel des ressorts de la voiture, vous tombez dans un état de somnolence qui, loin d’être le sommeil, vous fatigue plus qu’une véritable insomnie. L’agitation qui en résulte, engendre dans le cerveau les rêves les plus extravagants ; infernal cauchemar ; il vous poursuit sans cesse et si, parfois, la voiture vous y soustrait en s’arrêtant, ne croyez pas en être quitte, le monstre viendra ressaisir sa proie. Ajoute à cette torture l’inconvénient d’avoir de fâcheux voisins qui, dans leur sommeil trop bruyant quelquefois, ne respectent pas toujours les limites assignées à chacun et vous tiennent en état de blocus dans votre coin, où bientôt vous ne pouvez plus remuer ni bras ni jambes. Tel fut mon supplice de Paris à Sens, où je pus enfin mettre pied à terre et mouvoir en liberté mes membres engourdis.
Nos compagnons ne s’étaient pas mieux trouvés sur l’impériale que Ménard et moi dans la rotonde. À défaut de voisins, ils étaient entourés de caisses et de ballots qui leur caressaient les côtes d’une façon tant soit peu rude.
Vers midi nous arrivâmes à Auxerre, où l’on s’arrêta une heure pour déjeuner. Les deux Ménard entrèrent à l’hôtel, où, pour leurs trois francs, ils dirent un médiocre repas. Millerot, Perrio et moi dont l’appétit n’était pas aussi exigeant, nous nous contentâmes d’un déjeuner plus frugal. Il se composa tout simplement d’une tranche de jambon que nous achetâmes nous-mêmes chez un charcutier, en promenant dans la ville et que nous allâmes manger dans un petit café, en l’assaisonnant de deux bouteilles d’un petit vin blanc du pays.
Le soir, à Avallon, nous fîmes dans un modeste restaurant, un assez bon diner qui nous mit en état de supporter les nouvelles fatigues de la nuit ; mais tout se passa mieux que je n’osais l’espérer en remontant en voiture. La lassitude que j’éprouvais me procura quelques heures de sommeil et je me trouvais, ainsi que mes compagnons dans un état assez confortable en arrivant à Autun, où nous prîmes une tasse de lait.
À quelque distance de cette ville, pendant que la voiture gravissait au pas une côte fort longue nous mîmes pied à terre, tous les cinq et nous marchâmes pendant une heure environ. Cette petite course sur une route bordée d’un charmant bois taillis et dominée par d’assez jolis coteaux, nous tira enfin de la léthargie physique et morale où nous étions plongés. Notre gaieté, longtemps comprimée, se ranima et fit même maître, si je ne me trompe, quelques mauvais calembours qui ne devaient pas être les derniers du voyage.
Châlons-sur-Saône
À deux heures nous étions à Châlons. Là nous avions à choisir ou de continuer notre route jusqu’à Lyon par la diligence ou de rester à Châlons le reste du jour et de partir le lendemain matin par bateau à vapeur.
Les deux Ménard et Millerot penchèrent pour le premier parti ; Perrio et moi nous préférâmes le second. En conséquence nous nous séparâmes de nos trois compagnons qui nous promirent de se trouver le lendemain à l’arrivée du bateau à vapeur pour nous conduire à l’hôtel qu’ils auraient choisi.
Notre premier soin en arrivant à l’auberge fut de nous faire indiquer un établissement de bains. Nous y passâmes tous les deux une heure dans une quiétude d’autant plus douce que nous l’avions achetée par deux jours d’une chaleur que la poussière rendait encore plus insupportable. Les deux heures qui nous restaient jusqu’à diner furent employées à visiter Châlons.
À l’exception des quais où se remarquent quelques belles maisons, le reste de la ville n’offre qu’un ensemble peu attrayant. Les rues sont étroites, sombres et fort mal pavées. Un beau pont orné de pyramides en pierres réunit les deux rives de la Saône qui est déjà d’une belle largeur et conduit à une jolie promenade plantée de tilleuls, située sur la rive gauche.
Nous rentrâmes enfin pour diner et comme le bateau à vapeur devait partir à trois heures du matin, nous ne fîmes, pour ainsi dire, qu’un saut de la table dans notre lit, afin de regagner la dose de sommeil dont nous étions privés depuis deux jours, mais le destin en avait décidé autrement pour moi.
Plongé dans cette douce rêverie qui n’est pas le sommeil, mais qui le précède de bien près, je sentais déjà mes yeux s’appesantir. Mon imagination, dégagée du monde réel, s’élançait dans le pays des chimères ; d’agréables souvenirs,
précurseurs sans doute d’heureux songes me ramenaient dans des lieux dont je me voyais avec peine aussi éloigné, quand tout-à-coup je me sens affaibli par une multitude d’insectes qui me couvrent le corps de piqûres. Un léger bourdonnement qui vient frapper mon oreille m’apprend aussitôt à quel genre d’ennemi j’ai affaire. Le voisinage de la Saône joint à l’imprudence que nous avions eue de laisser ouvertes les fenêtres de notre chambre, nous avait valu ces myriades de cousins qui mettaient une persévérance si cruelle à troubler ma tranquillité.
D’abord je m’armai de patience tout en me précautionnant contre de nouvelles attaques, mais j’avais des ennemis qui ne lâchaient pas sitôt prise. J’eus beau m’envelopper de mes couvertures, ils trouvèrent encore moyen de pénétrer jusqu’à moi et s’acharnant de plus en plus sur mon malheureux corps, déjà couvert de leurs morsures. Je me retournais, je m’agitais dans mon lit sans pouvoir trouver une position convenable ; enfin, n’y tenant plus je pris le parti d’abandonner la place et je battis en retraite dans une autre chambre que je me fis donner.
À trois heures nous étions debout et nous nous rendîmes, par une forte pluie d’orage, sur le bateau à vapeur, l’Hirondelle. Nous descendîmes dans l’entre-port que quelques chandelles éclairaient à peine et nous y vîmes arriver successivement, les yeux à moitié ouverts, bon nombre de voyageurs en qui la crainte de manquer le départ semblait avoir fait naître une activité inaccoutumée. La toilette des dames, surtout, se ressentait de la précipitation qu’elles y avaient mise et prouvait que le miroir n’avait pas été aussi longtemps consulté que d’habitude.
Chacun, après avoir fait déposer les bagages en lieu sûr, s’installait sur les banquettes en cuir disposées autour de la salle et finissait presque toujours par retomber dans la puissance d’un sommeil brusquement interrompu. Ici, deux époux sur le retour, qui n’avaient sans doute pas reposé depuis longtemps aussi près l’un de l’autre, se servaient mutuellement d’appui en se tournant le dos, position qu’ils semblaient singulièrement affectionner. Plus loin, une femme jeune et fort jolie dont le contrat de mariage était peut-être aussi problématique que le sommeil qui lui fermait en ce moment les yeux, laissait parfois tomber sa tête de manière à ce que ses lèvres allassent toucher celles d’un jeune homme à moustaches élégantes qui dormait appuyé sur son épaule.
Quelques autres qui savaient mieux apprécier le prix du temps et qui ne voyaient dans une journée sitôt commencée qu’une occasion de faire un double déjeuner, se mirent à l’œuvre avant même le lever du soleil, pour que l’appétit ne se fît pas trop attendre une seconde fois.
Quant à nous, qui n’avions pas, pour dormir, un aussi doux oreiller que notre jeune homme à moustaches et qui ne nous sentions pas la bourse assez garnie bien garnie, ni l’estomac assez bien disposé pour choisir l’autre occupation, nous montâmes sur le pont, dès que le jour nous le permit et nous restâmes là à contempler les bords de la Saône qui méritent réellement d’être vus. La rive droite principalement étale ses sites les plus riches et les plus variés. Les yeux se reposent avec plaisir tantôt sur des campagnes pittoresques et sauvages, tantôt sur de joyeux villages situés au bord du fleuve et derrière lesquels s’étendent en amphithéâtres de vastes vignobles entremêlés de quelques bois, tandis que de hautes montagnes, qui se voient dans le lointain, forment le fonds du tableau.
Vers neuf heures nous atteignîmes Mâcon où nous débarquâmes une partie de nos voyageurs, que de nouveaux arrivants vinrent remplacer. Là aussi, Perrio et moi, jugeant notre appétit suffisamment ouvert, nous nous fîmes servir le modeste bifteck que nous nous étions promis pour déjeuner. En nous levant de table nous n’étions plus qu’à quelques lieues de Lyon ; les bords de la rivière étaient devenus plus escarpés ; son lit s’était un peu rétréci et nous nous trouvâmes bientôt entre deux montagnes couvertes de ces habitations élégantes et de ces parcs délicieux qui accusent l’approche d’une grande ville.
Lyon.
En débarquant à Lyon, nous retrouvâmes nos trois compagnons de voyage qui étaient arrivés à sept heures du matin, après avoir essuyé, pendant la nuit un orage épouvantable et avoir failli verser dans un fossé où les entrainaient leurs chevaux effrayés par un coup de tonnerre, si, par bonheur, le postillon n’étaient parvenu à les arrêter.
Nous les suivîmes à leur hôtel, situé rue syrène, à l’enseigne de Notre dame de la Pitié. La maison de fort peu d’apparence ne mériterait pas d’être mentionnée, si elle ne rappelait le souvenir de l’un de nos grands écrivains. Suivant une inscription placée sur l’une des façades de la cour, J.J. Rousseau y aurait occupé une chambre en 1732, sans doute lorsqu’il vint accompagner LeMaitre qui se dérobait aux courroux des chanoines d’Annecy.
Après avoir laissé de côté le blouse et les souliers de voyage ; nous nous mîmes en devoir de visiter la ville ou du moins les principaux quartiers. Nous commençâmes par la place des Terreaux dont le nom rappelle le supplice de Cinq-Mars et de De Thou qui y furent décapités le 12 septembre 1642. Cette place de forme quadrangulaire n’est pas d’une vaste étendue et n’a rien de remarquable. L’hôtel de ville, dont la structure est assez élégante la borne à l’un des côtés ; à gauche de cet édifice est un bâtiment, fort vaste, qui renferme le musée. Les deux autres côtés sont bordés de maisons assez belles, mais fort disparates.
La place Bellecour est beaucoup plus vaste et a même quelque chose de grandiose ; on pourrait néanmoins faire le même reproche d’irrégularité aux bâtiments qui la bordent.
En général, nous avons été médiocrement satisfaits de Lyon. Des rues étroites et sombres, des maisons noirâtres et d’une hauteur démesurée s’accordaient mal avec les idées que nous nous étions faites de la seconde ville du royaume. D’un autre côté, j’ignore si ce fût prévention de notre part et une conséquence du souvenir des calamités qui ont frappé ce malheureux pays, mais nous crûmes remarquer un air de misère répandu dans les basses classes surtout à la vue de ces hommes de peine qui, nus jusqu’à la ceinture, et la peau brûlée par le soleil, se livrent, pour vivre, aux travaux les plus rudes.
Après avoir visité les ponts et le quai du Rhône, nous suivîmes le cours de ce fleuve jusqu’à la jonction avec la Saône, puis cotoyant cette rivière, nous revînmes diner à la place des Terreaux.
Nous nous rendîmes le soir au spectacle, bien que le choix des pièces ne fût pas fait pour attirer les curieux ; aussi, avions-nous au parterre nos coudées franches. La salle contenait à peine cinquante spectateurs et nous aurions sans doute fini par nous endormir, si le doux Ménard, dont le vin du restaurateur avait vivement excité le cerveau, n’avais pris à tâche de nous donner un spectacle beaucoup plus divertissant que celui pour lequel nous étions venus là. Un air folâtre et dégagé avait remplacé la gravité toute notariale qui lui est habituelle ; les yeux noirs, encore plus grands que de coutume, pétillaient d’un feu extraordinaire ; il sautait, il gambadait, se couchait de son long sur les banquettes, puis se relevait en chantonnant sur un aigre fausset. Il fit un tel vacarme que nous craignîmes un instant l’intervention des sergents de la ville, dont la longanimité n’aurait pas été, je pense, aussi grande, si la salle avait été mieux garnie de spectateurs.
Le lendemain nous consacrâmes à visiter les églises les cinq à six heures qui nous restaient jusqu’au moment de notre départ pour Genève.
La cathédrale dédiée à Saint Jean est sans contredit la plus belle et la seule qui mérite d’être citée. Une attention toute particulière est surtout due aux sculptures du portail. À l’intérieur se voit une horloge fort curieuse construite en 1598 et dont la complication paraît vraiment prodigieuse.
Plusieurs cadrans indiquent l’année, le mois, le quantième du mois, le jour de la semaine, la fête du saint, les phases de la lune et le signe du zodiaque. Au moment où l’heure va sonner un coq, placé au sommet de la machine bat des ailes et fait trois fois entendre un chant rauque et sourd ; immédiatement, au-dessous, le père éternel à une fenêtre fait deux ou trois salutations puis des personnages se promènent pendant une minute environ, enfin l’on aperçoit l’ange Gabriel qui descend du ciel et vient rendre visite à la vierge agenouillée devant un prie-dieu.
De cette église, nous nous rendîmes à Fourvière situé sur les hauteurs qui dominent Lyon au Nord-Ouest. Nous commençâmes à monter par une rue fort escarpée et que j’appellerai tire-jarret pour ne pas lui donner le nom moins honnête dont elle a été baptisée. Après un bon quart d’heure, nous atteignîmes enfin une petite chappelle qui est en grand renom dans le pays.
Elle est dédiée à Notre Dame et les nombreux ex-voto dont les murs sont tapissés, témoignent hautement de la confiance des fidèles en sa protection et du nombre des miracles qu’elle a opéré.
Ici c’est toute une famille sauvée dans un incendie par son intercession, là une mère qui lui doit sa fille ; plus loin, un marin qu’elle a retiré sain et sauf des flots qui allaient l’engloutir ; enfin la ville de Lyon, elle-même qu’elle a préservé du fléau destructeur en 1832 et qui, dans sa reconnaissance a fait placer au-dessus de la porte d’entrée de la chapelle, une inscription destinée à perpétuer la mémoire d’un aussi grand bien fait.
Près de l’église est une esplanade d’où l’œil découvre une fort belle vue. A vos pieds se déroule la ville Lyon avec ses deux fleuves, qui, comme deux bras immenses, semblent la resserrer et l’étreindre ; à gauche, le cours sinueux du Rhône et les Alpes ; à droite, dans le lointain, les montagnes de l’Auvergne.
Le propriétaire d’un café, situé en cet endroit, y a fait bâtir un observatoire d’où l’on peut admirer dans toute sa beauté ce superbe panorama ; on y est admis moyennant une faible rétribution. Avant d’y monter, nous nous fîmes servir à déjeuner sur une petite terrasse plantée de muriers blancs qui se trouve devant le café et d’où l’on domine toute la plaine. Quand nous eûmes fini, nous gravîmes une centaine de marches et nous nous trouvâmes dans un belvédère où étaient disposés des télescopes et des lunettes d’approche pour la commodité des visiteurs.
Un registre placé là comme dans tous les lieux fréquentés par les étrangers était destiné à recevoir leurs observations et les pensées qu’auraient fait naître en eux la beauté du site, mais l’on avait été sur ce dernier point d’une discrétion vraiment exemplaire. Nous n’y trouvâmes qu’un fatras de niaiseries et nous remarquâmes seulement ce quatrain auquel, après avoir payé notre déjeuner, nous reconnûmes le mérite de l’à-propos.
A Notre Dame de Fourvière
Si vous venez faire prière,
Il faut vous munir en partant
D’un jarret à l’épreuve et de beaucoup d’argent.
Pour nous, nous ne fûmes pas plus prodigues de nos pensées que ceux qui nous avaient précédés, peut-être par le même motif, et nous nous contentâmes d’inscrire que cinq Bretons avaient visité ces lieux le 11 août 1837. En descendant d’une plateforme située à une trentaine de pieds au-dessus de la première salle, nous trouvâmes ces mots, que l’on avait ajoutés sur le registre en notre absence : « un sixième Breton est aussi venu le même jour admirer ce sublime spectacle, les distances n’effraient point les enfants de l’Armorique. ».
Ce nouveau compatriote que nous nous attendions si peu à rencontrer était un habitant de la Loire-inférieure dont le nom était même connu de nos Nantais.
De retour à Lyon, chacun de nous s’occupa de préparer son sac et, après avoir fait une courte visite au musée qui ne s’ouvrait qu’à midi, nous montâmes en voiture pour Genève.
Notre voyage s’effectua sans qu’aucun incident vint en troubler la monotonie, si ce n’est la colère de notre hôtesse à pont d’Ain, lorsque nous lui eûmes déclarer que nous lui paierions deux francs seulement au lieu de trois, le souper qu’elle allait nous servir. Les mets se trouvant tout préparés, elle n’osa point nous renvoyer ailleurs, ce qui nous eût mis nous-mêmes dans l’embarras, mais elle s’empressa d’enlever le vin qui se trouvait sur la table pour nous en servir d’une qualité inférieure. De notre côté, pour la punir de ses manières peu grâcieuses, nous fîmes plat net dans toute l’acception du mot et je t’avouerai que, pour ma part, je m’en acquittai bien.
Le lendemain matin pendant qu’on relayait à Belle Garde, un guide se proposa de nous conduire à la porte du Rhône qui n’est qu’à quelques minutes de marche de cette petite ville. Ce phénomène que l’on vante beaucoup n’avait rien de curieux, ce jour-là, vu la hauteur des eaux, mais lorsque celles-ci sont basses, le fleuve s’engouffre tout à coup à un certain endroit de son lit et ne reparaît à la vue qu’à une assez grande distance laissant à sec l’espace intermédiaire.
Nous rejoignîmes la diligence et bientôt nous touchâmes à la frontière. Quelques temps avant d’y arriver on traverse le fort de l’Écluse, célèbre dans l’histoire par les assauts qu’il a soutenus. Cette citadelle bâtie sur le versant de l’une des montagnes presque à pic qui encaissent, en cet endroit, les eaux fougueuses du Rhône et sur la seule route praticable du pays est destinée à protéger la France d’une invasion de ce côté. L’entrée de cette gorge sauvage, hérissée de rochers affreux, ne laisse pas que d’offrir un spectacle imposant et la vue qui se déroule au Sud-Est sur la chaîne des Alpes est d’une grande beauté surtout pour les yeux qui, habitués aux pays de plaines, n’ont jamais jouit de ce sublime aspect.
Arrivés au dernier village français, qui est Collonges, un gendarme vint poliment nous prier de passer chez le commissaire de police qui est là pour surveiller l’entrée et la sortie des voyageurs, soit français, soit étrangers.
À une demi-lieue de ce village, un écusson représentant un aigle et une clé avec exergue : Post tenebras lux, nous apprit que nous étions enfin sur les terres de Genève. Ici, nouvelle exhibition de nos passeports qui furent reconnu sen règle, après quoi, on nous permit de continuer notre route jusque Genève où nous arrivâmes vers midi.
Genève.
Le choix d’un hôtel n’était pas ce qu’il y avait de moins important, car nous tenions à ne pas nous écarter de nos projets d’économie : Le Lion d’Or ayant paru réunir les conditions désirées, nous nous y fîmes conduire.
À peine installés dans nos chambres nous nous empressâmes de sortir pour promener dans la ville et admirer ce beau et limpide Léman que nous n’avions fait qu’entrevoir un instant de la voiture en traversant les ponts.
C’est qu’en effet on ne saurait rester insensible à la vue de ce las aux ondes bleuâtres et pourtant si pures que vous voyez à plus de vingt pieds de profondeur les cailloux qui en tapissent le fond ; c’est là, au milieu de cette nature si riche et si paisible, le cœur le plus basé se sent revivre et se surprend à rêver le bonheur.
Un fort beau pont en fer nous conduisit dans un petit îlot, planté d’arbres, qui sert de promenade publique et qui porte le nom de J.J. Rousseau depuis que sa statue, executée par Pradier, y a été placée ; assis sur un banc de pierre dans cet endroit délicieux.
- Statue de Jean-Jacques Rousseau à Genève par James Pradier (1790, 1852 ). Jean-Jacques Rousseau est né le 28 juin 1712 au 40, Grand-Rue, dans la Vieille-Ville de Genève.
Nous passâmes une heure dans une douce extase, tantôt reposant nos yeux sur les barques légères qui sillonnaient le lac, tantôt les reportant sur les charmantes villas qui couvrent ses bords, car le cadre est en tout digne du tableau et n’est pas moins fait que lui pour attirer les regards. Une légère pluie d’orage vint nous arracher à ce beau spectacle et nous force de rentrer.
Bientôt il nous fut possible de continuer notre promenade et nous portâmes nos pas vers le magnifique quartier des Bergues bâti tout nouvellement sur les bords du lac ; de là, traversant une partie de la ville, nous arrivâmes à la place Maurice d’où l’on découvre une vue magnifique sur le Léman et sur les montagnes qui l’environnent ; puis, suivant à peu près la direction des remparts, nous aperçûmes l’observatoire, le palais Eynard, le jardin des plantes, la porte de Carrouge et nous entrâmes dans la rue de la Coraterie où des hôtels de la plus grande beauté ont été élevés depuis quelques années seulement.
Arrivés à la place de Bel-air, qui touche ce nouveau quartier et qui traverse le Rhône en sortant du lac, nous nous fîmes indiquer la rue dans laquelle était né l’auteur de la nouvelles Héloïse. Nous n’en étions qu’à quelques pas : une inscription sur la porte de la maison n°69 nous fit connaître que c’était là qu’il avait reçu le jour, mais la maison qui a été rebâtie depuis peu, perdit à nos yeux la moitié du prix que nous y attachions avant de l’avoir vue.
- Julie ou la Nouvelle Héloïse est un roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau paru en février 1761 chez Marc-Michel Rey à Amsterdam. Maintes fois réédité, il a été l’un des plus grands succès de librairie du XVIII siècle.
L’heure du diner nous rappelait à l’hôtel, nous vînmes nous mettre à table et manger de ces truites, si renommées, que l’on ne manque jamais de vous servir sur les bords du lac. On aurait, du reste, grand tort de s’en plaindre, suivant moi, car je ne connais rien de plus savoureux et de plus délicat.
Pour varier nos plaisirs et d’autant plus que nos jambes se ressentaient un peu de nos excursions de la journée, nous imaginâmes pour le soir une promenade sur l’eau. Nous louâmes, en conséquence, un petit batelet avec un rameur et nous nous aventurâmes sur le lac pour jouir du clair de lune que nous supposions devoir produire un effet admirable sur les toits en zinc qui couvre une grande partie des édifices de Genève. Notre attente fut cruellement trompée en ce point, car le ciel se couvrit de nuages qui, non content de nous intercepter les paisibles rayons de l’astre des nuits, nous assaillir encore d’une averse de pluie avec accompagnement d’éclairs et de tonnerre. Force fut de prendre la chose philosophiquement et c’est ce que nous fîmes en riant les premiers de notre mésaventure. Nous nous promîmes toute fois de choisir un temps moins incertain s’il nous prenait envie de nouveau de faire des promenades sentimentales.
Comme nous avions le projet de passer encore à Genève la journée du dimanche, nous aurions cru nous manquer à nous-mêmes de ne pas rendre visite au château habité si longtemps par Voltaire. Aussi, dès huit heures du matin, nous étions en route pour accomplir, en vrai croyant, ce pieux pèlerinage.
Un omnibus nous fit franchir en moins d’une heure et moyennant trois batz (neuf sous), les deux lieues qui séparent Genève de Ferney. Ce village que j’avais toujours cru faire partie de la Suisse et qui se trouve réellement en France, compte 12 à 1500 habitants. De jolies maisons bordent des deux côtés le chemin qui mène au château ; une allée de peupliers le précède et aboutit à une belle grille en fer à travers laquelle on l’aperçoit. L’architecture m’en a parue peu élégante et même assez lourde, mais laissons de côté l’extérieur et ne songeons qu’à pénétrer dans les deux pièces que le public est admis à visiter.
La première est un petit salon qui se trouve encore dans le même état où l’habitait l’auteur de la Henriade. Le meuble même et la tapisserie ont été conservés avec un religieux respect. Celle-ci est en velours rouge ; l’étoffe des fauteuils est fond blanc avec des fleurs.
Au fond, à gauche, une porte donne entrée dans la chambre à coucher qui est aussi telle que la laissa Voltaire en partant pour Paris. Elle est toujours tapissée du satin bleu clair, brochée en or qui s’y voyait à cette époque, seulement les années en ont singulièrement terni la couleur. La même étoffe recouvre aussi le bois du lit et le ciel fait en dôme : quant aux rideaux, il n’en reste plus que des débris, grâce aux nombreux larcins que, pendant un temps, les voyageurs ne manquaient jamais de se permettre.
A droite du lit sont les portraits de Voltaire à l’âge de quarante ans et de 16ème Duchâtelet ; à gauche. Celui du grand Frédéric et un autre de Catherine fait en tapisserie de sa main impériale ; au milieu celui de Le Kain. Près de la fenêtre à droite et à gauche se voient quelques gravures représentant Diderot, Calas, Helvetius, D’Alembert etc… Enfin auprès de la porte le portrait du secrétaire de Voltaire et celui du jeune savoyard qui était à son service.
Entre la porte d’entrée et le lit est un petit monument pyramidal élevé pour la marquise de Villette, pour recevoir la cour de son père adoptif avec l’inscription qu’on y lit encore, quoi que la cour n’y soit plus.
Son esprit est partout mais son cœur est ici.
Ce monument, ainsi que le reste du château a eu beaucoup à souffrir du séjour des Autrichiens et des Prussiens lors de l’invasion de 1815.
En quittant la maison nous fîmes le tour du parc qui, aujourd’hui, n’offre plus rien de curieux, si ce n’est un long berceau de charmille sous lequel, d’après notre Cicérone, Voltaire venait fréquemment se promener le matin, et enfin, un arbre qu’il aurait planté lui-même. Ce dernier prouve par les cicatrices dont il est couvert qu’il n’a pas eu moins que les rideaux du lit, à souffrir du fanatisme des visiteurs. J’avouerai que, pour mon compte, je fus aussi peu sage que bien d’autres et que j’en arrachai un morceau d’écorce malgré la haie d’épines dont on a cru devoir l’entourer pour le mettre à l’abris des outrages.
Notre inspection une fois terminée, nous parcourions le village, cherchant une auberge où déjeuner quand nous trouvant, par hasard près d’un temple protestant, il nous prit fantaisie d’y entrer. En ce moment, l’on y chantait des psaumes avec cette mysticité, cette onction peut être affectées que les protestants mettent en général dans leurs chants religieux et dans leurs prières. Bientôt un jeune prédicateur de 25 ou 30 ans monta en chaire et choisit pour texte de son instruction ces mots de l’évangile du jour : ne jugez point.
Le talent de notre pasteur, en développant et en commentant cette belle maxime, la morale sublime qu’il en déduisait aux auditeurs, la respectueuse attention que ceux-ci prêtaient à ses discours, attention qui nous avait gagnés nous-mêmes, tout ce là nous aurait, je crois, fait oublier que nous étions à jeun. Si le doux Ménard, à qui la nourriture spirituelle ne suffisait pas, n’avait pris soin de nous ramener à des idées plus positives.
À quelques pas se trouvaient une église catholique devant laquelle nous passâmes. Nous entendîmes y chanter, ou plutôt hurler le crédo, car les assistants semblaient y mettre toute la force de leurs poumons ; c’était à qui dominerait la voix de ses voisins. Chacun de nous fit alors à part soi, entre ces vociférations et les chants que nous venions d’entendre, un rapprochement qui ne fut pas, il faut le dire, à l’avantage du Culte Catholique. Les uns nous semblèrent des fous auprès de la noble et descente simplicité des autres ; enfin nous étions à moitié Calvinistes quand nous arrivâmes à l’auberge de la Truite dont, soit dit en passant, la cuisine n’était pas des mieux approvisionnées.
De retour à Genève, nous nous y promenâmes encore le reste du jour, visitant ce qui avait pu nous échapper la veille, l’hôtel de ville, la cathédrale devenue un temple protestant, et la petite église réservée au peu de catholiques que renferme la ville. Après le diner nous allâmes voir près des portes une fête champêtre qui avait lieu pour l’installation du roi de la carabine, et en revenant de Carrouge, gros bourg Catholique à une demi-lieue de Genève, nous nous trouvâmes dans le passage du cortège qui rentrait, musique en tête.
Genève, comme toutes les villes protestantes, est fort triste le dimanche et la solennité ce de jour y est observée avec une telle rigueur que l’on trouverait difficilement un magasin ouvert. Pour les Protestants, le dimanche est un jour de repos, mais ce n’est point un jour de dissipations ; c’est pourquoi, au lieu de cette folle insouciance et de cette avidité de plaisirs que l’on voit éclater sur tous les visages dans la plupart de nos villes, la cité puritaine toujours grave et sévère, n’offrit à nos yeux que de pieux fidèles qui, dans un sain recueillement, se rendaient au temple du seigneur pour y chanter les louanges et se retiraient ensuite dévotement chez eux.
Du reste, Genève, à part cette observation, est une ville toute française et on y retrouve bien plutôt le chef-lieu du département du Léman, que la capitale d’un canton suisse. Tout y rappelle la France à laquelle la rattache d’ailleurs une communauté de gloire pour les écrivains et les savants, dont elles peuvent également toutes les deux revendiquer la renommée et l’illustration.
Ce sont les mêmes usages, le même esprit, la même langue ; j’ajouterai la même beauté chez les femmes qui ont, en général, de fort jolis yeux et une tournure que ne démentiraient pas bien les Parisiennes. Nous avions aperçu, le samedi, quelques fillettes fort gentilles avec leurs chapeaux de paille à larges bords et je me les rappelle avec d’autant plus de plaisir, que, dans le cours de notre voyage, le même bonheur ne s’est pas renouvelé souvent.
Le lundi 14 août 1837, à 6 heures du matin, nous prîmes la route de Sallanches en disant un dernier adieu à ce beau séjour, que peu d’entre nous doivent espérer de revoir. Nos places n’étaient retenues dans la diligence que jusqu’à Cluse et nous devions dans cet endroit commencer nos voyages pédestres.
Nous étions en route depuis une heure à peine, lorsque nous entrâmes en Savoy et que des douaniers parlant un jargon moitié français, moitié italien, vinrent nous faire descendre de voiture pour nous visiter, nous et nos paquets.
De leur côté, les carabiniers royaux voulurent s’assurer que nous étions bien en règle et que l’on pouvait sans danger nous laisser pénétrer sur les terres du roi de Sardaigne.
Une fois sortis de leurs mains, nous allâmes déjeuner à Bonneville, grosse bourgade de 2 000 âmes bâtie au bord de l’Arve que l’on traverse sur un pont à l’extrémité duquel est une colonne surmontée de la statue de Charles-Félix. Cette statue a été érigée en mémoire des digues entreprises par ce prince pour contenir le fleuve dont les inondations causaient chaque année, les plus grands ravages.
De Bonneville à Cluse, qui n’en est qu’à trois lieues, nous commençâmes à jouir à notre aise de la vue des Alpes.
Enfin, dans cette dernière ville, nous quittâmes la voiture, et, le lac sur le dos nous prîmes notre essor. La route remontant toujours le cours de l’Arve est encaissée entre deux chaînes de montagnes de 14 à 1500 pieds de haut où les rayons du soleil nous frappaient avec force tandis qu’au-dessus de nos têtes, nous apercevions des neiges éternelles ; d’un autre côté, notre havresac auquel nos épaules n’étaient pas encore habituées, rendait notre marche assez pénible sous une pareille chaleur.
Grotte de Balme :
À une lieue de Cluse et près du joli village Maglan, chanté par Florian dans l’une de ses nouvelles, se trouve la grotte de Balme que nous visitâmes en passant et sur laquelle il faut que je te donne quelques détails.
À 700 pieds du sol, dans l’une des immenses montagnes de granit qui bordent la route, se trouvent deux ouvertures qui, du chemin, ressemblent à deux gueules de four et qui ont cependant 12 pieds de hauts sur 20 à 30 pieds de large. Un sentier pratiqué à grand peine dans le pied de la montagne et au moyen de nombreuses sinuosités, y conduit dans une demi-heure.
Vous pénétrez alors dans une salle fort vaste qui est éclairée par l’une des ouvertures du rocher et où vous traversez des rafraichissements. Cette précaution n’est pas aussi inutile qu’on pourrait le croire, du moins la chaleur dont nous venions d’être accablés pendant cette ascension, nous fit absorber avec délice deux bouteilles de limonade gazeuse dont nous nous gratifiâmes en y arrivant.
Quand nous crûmes pouvoir nous exposer, sans crainte, à l’air frais de la caverne, notre guide qui était une jeune fille d’une vingtaine d’années, assez jolie du reste, arma chacun de nous d’une chandelle en guise de flambeau et nous nous élançâmes à la suite dans ce labyrinthe que la nature a creusé de ses mains.
Le chemin rempli de sinuosités et embarrassé par les stalagmites qui se forment sans cesse, réclame toute la circonspection dont on est capable. Tantôt vous marchez dans une espèce d’ornière où le pied peut à peine se placer ; tantôt vous grimpez, à l’aide des mains, sur des rochers ronds et polis, où vous craignez à chaque instant de perdre l’équilibre ; une autre fois, le choc que reçoit votre chapeau vous avertit de baisser prudemment la tête pour en éviter un second.
La largeur de cette galerie ne dépasse jamais 12 à 15 pieds, mais la hauteur varie bien davantage ; dans un endroit, elle atteint 500 pieds et dans d’autres, vous vous trouvez forcé de marcher sur les genoux. Les parois recouvertes de stalactites que l’humidité fait briller encore davantage à la lueur des flambeaux représentent les objets les plus bizarres, les rapprochements les plus extraordinaires : c’est la vérité, un peu comme dans les nuages, où chacun finit par voir tout ce que son imagination se plaît à créer de plus extravaguant ; cependant, notre guide nous fait remarquer un pélican, très bien formé, qu’un jeu de la nature a sculpté sur la muraille. Plus loin et lorsque les dimensions s’y prêtent, vous vous croiriez au milieu d’une cathédrale gothique, avec tout son luxe de colonnes et d’ogives, de festons et de rosaces qui pendent des lambris, et, pour compléter l’illusion, la goutte d’eau qui tombe sur la pierre, à intervalles égaux, reproduit à votre oreille le bruit monotone et régulier du balancier de l’horloge.
Depuis la première salle jusqu’à l’extrémité de la galerie qui s’en trouve à 1 800 pieds, la nature du roc varie à l’infini. Ici, c’est de la pierre commune, là, du stuc, plus loin, du marbre noir de la plus grande beauté, en quelques endroits, du marbre blanc.
À cette distance on le trouve arrêté par une petite pièce d’eau qui, à la lueur de nos chandelles, nous sembla d’abord une fontaine. L’abaissement de la route qui n’est plus guère qu’à un pied ou 18 pouces de la surface de l’eau contribuait à nous tenir dans cette illusion, quand on nous fit connaître que c’était là, l’entrée d’un lac de 180 pieds de long qui alimente une cascade sur un autre point de la montagne. Cette découverte n’a du reste, été faite que depuis quelques années seulement. Elle est due à un Anglais qui visitait la grotte et qui à l’inspection des lieux, crut s’apercevoir que la voute reprenait un peu plus loin une élévation plus grande. Pour éclaircir ses doutes, il se jeta à la nage dans cette eau glaciale, après s’être toutefois procuré une tourte en liège sur laquelle était fixé un flambeau qu’il poussait devant lui pour s’éclairer au milieu de ces épaisses ténèbres. Ce qu’il avait prévu arriva en effet, au bout d’un instant le passage s’élargit, la voute s’éleva insensiblement et le hardi nageur se trouve au milieu du lac qu’il traversa en sortant par la cascade.
Ce phénomène n’est pas la seule curiosité qu’offre la grotte. À la moitié de la longueur environ, existe un puits naturel de 720 pieds de profondeur sur 8 à 10 de large. Il descend en tournoyant dans la montagne et se trouve à peu près ainsi au niveau de la vallée. Une pierre que l’on y jette produit, en allant frapper de l’une à l’autre parois, un bruit semblable à celui d’un violent coup de tonnerre qui se prolonge ; ce bruit devient, dit-on, beaucoup plus terrible, lorsqu’on y tire des pétards, mais la crainte des accidents les a fait supprimer.
Chemin faisant, notre jeune guide nous raconta, comment ayant été témoin oculaire d’une scène à moitié tragique qui se passa, il y a quelques années, sur le bord de ce puits.
En 1829 Sir Hudson Lowe le geôlier de Napoléon à Saint Hélène allant de Genève à Chamouny, s’arrêta pour visiter la grotte de Balme. En feuilletant dans la salle de report, le registre des voyageurs sur lequel il venait de s’inscrire, il trouva des vers écrits quelques temps auparavant par la femme du Général Bertrand à la louange de Napoléon et il les biffa en y ajoutant quelques réflexions qu’il eut l’imprudence de signer.
Pendant qu’il visitait l’intérieur de la grotte, le jeune Louis Bonaparte, qui se rendait à Genève avec l’un de ses amis y arriva dans la même intention. Ce prince ayant par hasard jeté les yeux sur le registre encore ouvert, y aperçu et le nom de Hudson Lowe et les ratures qu’il venait de faire. Après quelques mots dits à l’oreille de son ami, ils s’élancent tous deux dans la grotte à la poursuite de l’Anglais. Ils l’atteignent près du puits en question, le saisissent, l’enlèvent et se disposaient à l’y précipiter malgré la résistance et les cris, quand les prières et les supplications du guide qui leur exposa tout le tort qui pourrait en résulter pour les fermiers de la grotte arrachèrent enfin à une mort affreuse le malheureux Hudson qui était déjà plus mort que vif et qui se trouva trop peureux d’obtenir la liberté en se contentant à lécher à genoux et à effacer avec la langue tout ce qu’il avait écrit en arrivant.
Depuis la grotte jusqu’à Sallenche on ne quitte point les bords de l’Arve dont les eaux grisâtres frappent désagréablement la vue au milieu des sites les plus agrestes qui se succèdent continuellement. À gauche ce sont toujours de hautes montagnes aux formes gigantesques, aux sommets dentelés, d’où nous voyons descendre plusieurs cascades. Les plus belles sont le Naut d’Arli et le Naut d’Aprenas qui, d’une hauteur de 800 pieds, laissent tomber leurs eaux en poussière. Mais à droite, la pente s’est adoucie ; des bosquets, des champs cultivés, de riches pâturages, au milieu desquels apparaissent de nombreux chalets, ont remplacé l’aridité des montagnes ou le triste sapin qui les couronne.
Nous étions encore à une lieue de Sallenche quand nous vîmes de loin venir vers nous une voiture d’assez mince apparence et trainée par deux coursiers de même aloi dont le conducteur accéléra la marche, dès qu’il nous aperçut. À peine arrivé près de nous, il descend de cheval et ouvrant la portière de sa voiture, il nous invite poliment à y monter.
Vous m’excuserez, ajoute-t-il, de n’être pas allé plus loin, mais il ne m’a pas été possible de partir avant quatre heures.
« Mon cher, lui dis-je, vous vous trompez sans doute ; ce n’est pas à nous que vous avez affaire.
– Pardon, Messieurs, c’est bien à votre rencontre que je viens : l’on m’a dit : cinq personnes venant de Cluse qui voyagent à pied, le lac au dos et que je dois faire monter dans ma voiture pour les conduire à Sallenche.
– Mais qui a pu vous donner ces détails et vous donner cette commission ?
– C’est, répondit-il, le conducteur de la diligence qui a fait connaître votre arrivée au maître de l’hôtel de Bellevue et celui-ci craignant que vous ne fussiez fatigués, a voulu vous épargner une partie du chemin.
– Nous remercions bien le maître de l’hôtel, dit alors l’un de nous, mais nous n’userons point de la voiture ; nous préférons marcher. »
Le postillon qui vit sans doute que cet avis n’était pas celui que partageaient au fond de leur cœur plusieurs de nos compagnons, et qui crut deviner le motif secret de notre refus, s’empressa d’ajouter :
« - Mais cela ne vous coutera rien, vous n’en paierez pas un sou de plus à l’hôtel ; c’est l’usage d’aller ainsi au-devant des voyageurs. »
Son éloquence n’eut pas la force de nous convaincre et il s’en retourna comme il était venu. Nous tînmes à lui prouver que la marche était réellement bien plus de notre goût et qu’un vil intérêt n’était pour rien dans le refus que nous avions fait de ses offres. Eûmes-nous tort ou raison ? Je ne sais en vérité, car nos jambes commençaient à se fatiguer et s’il eut été désagréable de payer la voiture même après nous en être servis, nous aurons été bien autrement dupes, si, comme tout porte à la croire, nous avons supporté les frais de cette politesse, sans qu’elle nous ait en rien profité.
Sallenche.
Vers six heures et demie, nous traversâmes Saint Martin, bati (sic) au pied du pic de Warens, haute montagne de C200 pieds et, à sept heures nous arrivâmes à Sallenche, assez fatigués des quatre lieues que nous venions de faire. Bien entendu que nous descendîmes à l’hôtel de Bellevue où l’on avait été aussi prévenant à notre égard.
Nous nous empressâmes de recommander un souper, auquel nous étions tous disposés à faire honneur. En attendant l’heure se de mettre à table, je m’installai sur un balcon qui se trouvait près de ma chambre et d’où j’admirais les neiges du Mont Blanc auxquelles les derniers rayons du soleil donnaient une teinte rosée, lorsque, tout-à-coup, j’avisai près de moi une des servantes de l’hôtel, jolie brunette de 18 ans, dont le principal office me sembla consister à distraire les voyageurs qui s’ennuient.
Ainsi que tu le vois, les aubergistes ont, en Savoie, pour leurs hôtes, des attentions de plis d’un genre et ils ne négligent aucun moyen d’achalander leur maison. La conversation que j’entamai avec cette jouvencelle me divertit un instant mais, en définitive, je fis comme pour la voiture et je rejoignis mes compagnons dans la salle à manger.
Le 15, jour à jamais célèbre dans les fastes de notre voyage, nous étions levés à cinq heures, car une longue journée de marche nous attendait : huit fortes lieues, dont plus de la moitié dans les montagnes, nous restaient à faire jusqu’à Chamouny et cette perspective ne refroidissait que de sorte quelques-uns d’entre nous.
Nous partîmes à six heures par un temps superbe et nous suivîmes, à travers les prairies, le chemin qui conduit de Sallenche à Saint Gervais, laissant derrière nous, sur la gauche, le pic de Warens dont, malgré notre marche, nous ne semblions pas nous éloigner de même que le Mont Blanc, que nous avions en face, nous apparaissait toujours à la même distance. J’éprouvai là, pour la première fois, combien, dans les pays de montagnes, l’œil qui n’y est pas accoutumé est sujet à commettre d’erreurs, lorsqu’il veut apprécier les distances.
L’air se ressentait encore de la fraicheur de la nuit et nous franchîmes assez lestement les deux premières lieues au bruit des cloches qui, dans les campagnes voisines, annonçaient aux habitants la solennité du jour.
Établissement des bains à Saint Gervais
Au lieu de suivre directement la route de Saint Gervais, nous tournâmes à droite pour aller visiter les bains du même nom, situés dans un joli vallon qui s’ouvre au nord sur la vallée de Sallenche et qui est dominé au levant, au midi et au couchant par des coteaux plantés de sapins.
- Établissement des bains à Saint Gervais
Le bâtiment des bains avec sa physionomie chinoise frappe agréablement la vue au milieu de ces arbres verts dont la couleur sombre en fait ressortir les formes. Il se compose d’un principal corps de logis avec deux ailes qui s’avancent.
Dès que nous eûmes fait connaître le désir que nous avions de visiter l’établissement, un employé de la maison vint à nous et s’offrit de nous guider, ce que nous acceptâmes avec plaisir.
Nous descendîmes d’abord avec lui dans les caves où se trouvent les sources d’eau thermale. Une odeur insupportable de souffre nous saisit en y entrant et à celui-ci vint se joindre une forte chaleur produite par l’évaporation continuelle de trois réservoirs où se trouve une eau à 33 degrés centigrades. On s’en sert, nous dit-on, pour bains et pour boisson dans les affectations de la peau, mais je plains fort les malades qui en usent de cette seconde manière car je ne me rappelle avoir bu rien d’aussi mauvais et bien m’en prit de l’avoir goûté avant notre déjeuner.
Après avoir visité une fort belle cascade qui est derrière les bains et à quelques pieds de laquelle se trouve une autre source d’eau chaude, semblable aux premières, nous allâmes voir la chapelle qui est petite, mais parfaitement ornée.
Enfin nous parcourûmes la salle à manger, la bibliothèque, et le cabinet littéraire où nous rencontrâmes nos compatriotes la Gazette et la Quotidienne au milieu des journaux Allemands et Italiens. Apercevant sur une table certaine feuille d’assez grande dimension que je crus reconnaître, je m’écriai : ah ! Voilà les Débats. Pardon, me dit en souriant notre conducteur, ce journal ne peut pas entrer en Savoie, il est prohibé par le gouvernement comme révolutionnaire et les deux journaux français, que vous voyez, sont les seuls qui aient accès dans le pays. Quoi, pensais-je en moi-même, toi, aussi, pauvre journal des Débats ! je n’aurais vraiment pas supposé Sa Majesté Sarde aussi méticuleuse.
On nous fit voir successivement le billard, la salle de concert, la salle de bal, car si le corps trouve en ce lieu ses remèdes propres aux maladies dont il est atteint, l’esprit ne manque pas non plus de distractions et de plaisirs auxquels chacun prend part, à moins que l’état de sa santé ne l’oblige d’en rester simple spectateur. Mais n’est-ce pas déjà quelque chose pour un malade que de voir autour de soi régner le bonheur et la gaieté. Le soir on ne manque jamais de se réunir dans un appartement commun et là on met à contribution, pour se divertir, la musique, le jeu la danse suivant les goûts des personnes.
Nous venions d’acheter quelques lithographes représentant les lieux et nous nous disposions à partir quand notre cicerone s’apercevant que nous n’avions point de bâtons de montagne nous engagea fort à nous en pourvoir et, par le fait, il avait raison. Cependant son intérêt était pour tout autant que notre commodité dans son officieux conseil, car c’était de lui-même que nous devions les acheter et il s’entendait fort bien à les vendre.
Chacun de nous s’arma donc d’un gros bâton en sapin, long de six pieds et terminé par un pieu en fer pour faciliter la marche dans les sentiers escarpés.
L’occasion d’en éprouver l’utilité se présenta au sortir même des bains, en grimpant le côteaux fort raide qui conduit à Saint Gervais, où nous arrivâmes à dix heures.
Pendant que l’on apprêtait le déjeuner, nous nous rendîmes à environ dix minutes de marche pour voir un pont surnommé le pont du Diable, sans doute à cause de sa hauteur.
- saint-gervais le pont du Diable
Il réunit en effet deux monticules assez élevés entre lesquels coule un torrent, le même qui, un peu plus loin, forme la cascade derrière l’établissement des bains.
À onze heures nous avions terminé notre déjeuner composé tout simplement d’une omelette et d’un morceau de veau que notre appétit nous fit trouver délicieux. Un vin fort médiocre et du pain détestable, comme tout celui que nous avons eu en Savoie, complétaient notre repas. J’oubliais cependant les noix qui nous furent servies en guise de dessert. Quand nous reprîmes notre havresac, la chaleur était dans toute sa force et le guide avec lequel nous fîmes marché pour nous conduire, nous annonça que nous avions à monter pendant trois heures avant d’atteindre le sommet du Prarion et le pavillon de Bellevue.
Au lieu de ménager nos forces, comme l’expérience nous appris plus tard à le faire, nous prîmes d’abord une allure beaucoup trop rapide et que nous fûmes bientôt forcés de ralentir. Le sentier que nous suivions à peine tracé dans les pâturages était quelques fois tellement escarpé que nous portions machinalement la main à terre pour conserver notre équilibre. Aussi, nous avancions à pas lents, le dos plié, la tête penchée en avant et comme accablés sous un lourd fardeau. Un ruisseau de sueur nous coulait du visage et nos vêtements en étaient imprégnés. Nos pantalons de coutil semblaient avoir été trempés dans la rivière ; il n’y restait pas un fil de sec, les blouses elles-mêmes que nous portions par-dessus nos habits étaient totalement traversés.
Chaucn de nous, tous occupés de la route, n’ouvraient plus la bouche que pour pousser des exclamations de surprise ou demander au guide le chemin que nous avions parcourus. Pourtant, le doux Ménard nous régalait par instant de quelques refrains que son gosier desséché par la chaleur chantait encore plus faux que de coutume.
Nous arrivâmes de la sorte au premier chalet où nous fîmes une halte, mais où nous fûmes étrangement surpris d’apprendre que nous n’avions encore parcouru qu’une heure de marche, quoique nous fussions en route depuis une heure et demie. Une excellente jatte de lait nous remis en haleine et nous continuâmes notre route.
Le ciel qui jusqu’à ce moment avait été serein se couvrit de nuages et nous ne tardâmes pas à sentir quelques gouttes d’eau.
La pluie augmenta bientôt et devint même tellement forte qu’elle nous força de chercher un abri dans un chalet où nous reçûmes, il faut le dire, une cordiale hospitalité. Le berger qui l’habitait nous accueillit avec une bonhomie vraiment touchante. Il alluma, pour sécher nos habits, un feu de sarments autour duquel nous fîmes cercle et ce fut avec peine que nous parvînmes à lui faire accepter une petite gratification pour ses soins bienveillants. Comme, tout en causant avec lui, nous nous étonnions de la facilité avec laquelle il s’exprimait en français, il finit par nous dire qu’il avait servi pendant plusieurs années sous Napoléon, et il se trouva qu’il avait été en garnison dans les environs de Nantes. Il parut heureux d’apprendre que nous étions d’un pays qu’il avait habité lui-même et dont le nom lui rappelait une vie si différente de celle qu’il menait aujourd’hui dans cette paisible chaumière.
La pluie ayant à peu près cessé nous dîmes adieu à ce brave homme. Le chemin était devenu glissant et nous n’avancions qu’avec plus de peine encore, surtout dans les forêts de sapins que nous traversâmes vers le sommet de la montagne. Enfin, au bout de quatre heures mortelles, nous nous reposions au pavillon de Bellevue d’où la vallée de Chamouny s’offrit à nous dans toute sa longueur ;
- pavillon de Bellevue
Bien qu’un léger brouillard restreignît la vue en nous cachant une partie des cimes du Mont-Blanc, nous fûmes encore par ce qui nous apparût bien payé de nos fatigues.
À droite c’est toute la chaîne du Mont Blanc jusqu’au col de Balme avec des neiges et des glaciers ; à gauche, le Mont Bréven et les Aiguilles Rouges ; en face, au milieu de la vallée, le village de Chamouny, qui semble à vos pieds et qu’il faut encore trois heures pour atteindre.
Comme il ne nous restait plus qu’à descendre, nous congédiâmes notre guide et, après nous être fait indiquer le sentier qu’il fallait suivre, nous nous y aventurâmes seuls.
Notre témérité ne tarda pas à être punie : nous nous égarâmes, en effet, complètement et une fois hors de la bonne voie, il n’était pas facile de la retrouver au milieu des arbustes dont le versant de la montagne est couvert. Nous continuâmes pourtant d’avancer, tantôt à droite, tantôt à gauche, selon les obstacles qui se présentaient, mais soutenus par l’espérance que nous finirions ainsi à force de descendre, par arriver dans la vallée. Des montagnes voisines quelques voix de bergers se firent entendre pour nous avertir sans doute que nous nous égarions, mais la distance nous empêchait de saisir les paroles qui nous étaient adressées et nous n’y prîmes pas garde.
Nous marchions ainsi depuis plus d’une heure quand nous nous trouvâmes pris entre deux torrents qui réunissaient à plus de quatre-vingts pieds de profondeur des eaux bourbeuses auxquelles on a donné le nom bien mérité de Naut Noir. Force nous fut de remonter de nouveau ce que nous avions descendu et nous ne nous serions pas vus sitôt hors de peine sans un jeune pâtre qui se trouva fort heureusement sur nos pas pour nous indiquer le seul endroit guéable qui existât dans l’un des torrents et près duquel nous avions passé sans le soupçonner.
Une fois le pied dans la vallée, nous nous sentîmes plus légers et nous franchîmes rapidement les deux lieues qui nous restaient à faire. Nous n’atteignîmes pourtant qu’à la nuit l’hôtel de la Couronne, ou l’on nous avait engagés à descendre.
- Hôtel de la Couronne - Chamonix-Mont-Blanc -
Chamouny
La vallée de Chamouny, longue de cinq lieues sur une largeur qui varie du tiers à la moitié d’une lieue, est située à 2040 pieds au-dessus du lac de Genève ou à 3150 pieds au-dessus du niveau de la mer. L’hiver y dure depuis le mois d’octobre jusqu’en mai. On y voit communément trois pieds de neige pendant cette saison ; mais au village du tour, au haut de la vallée, la neige s’accumule à douze pieds de hauteur. En été le thermomètre est à midi entre 14 et 17°C, il s’élève rarement jusqu’à 20. Le matin, il est communément à deux degrés, en sorte qu’il y fait très froid.
Cette vallée si singulièrement remarquable, dans laquelle on voit la montagne la plus élevée de l’ancien monde, et demeurée entièrement inconnue jusqu’en 1741 ; ce fut alors que le célèbre voyageur Pococke et un autre anglais nommé Windham la visitèrent et donnèrent à l’Europe les premières notions d’une contrée qui n’est qu’à 18 lieues de Genève.
Aujourd’hui c’est un des lieux, où la belle saison amène le plus de voyageurs et l’argent qu’ils versent dans le pays, fait même la principale richesse des habitants. Malgré cette ressource, ils ne jouissent encore, pour la plupart, que d’une aisance fort bornée. La mendicité y est même assez commune mais elle la présente sous un aspect qui n’a rien de repoussant. Ce sont des enfants que l’on dresse à venir vous offrir des cristaux, des pierres provenant des montagnes, ou de petits paniers de fraises qu’ils ont cueillies dans l’espoir d’obtenir quelques sous. Ailleurs, des femmes se tiennent aussi sur votre passage avec des vases remplis d’un lait excellent, qu’elles vous obligent souvent de prendre à force d’importunités et qu’elles vous font payer deux fois la valeur en laissant à votre générosité le soin de l’estimer.
Les habitations n’annoncent pas non plus un grand bien-être : elles sont presque toutes construites en planches de sapin ou même avec des troncs d’arbres qui sont supportés horizontalement et qui, au moyen de larges entailles faites à leurs extrémités, se trouvent liés entr’eux aux angles de la maison. Les toits sont excessivement plats et recouverts de petites planches que de grosses pierres placées en distance mettent à l’abris des coups de vent.
Ce genre de construction est le même que celui des chalets, mais ce nom s’applique plus spécialement aux habitations situées sur les montagnes que l’on abandonne pendant l’hiver. Au retour du printemps et lorsque la fonte des neiges a rétabli les communications les bergers, quittant la vallée, viennent s’y établir avec leur troupeau et y fabriquent ces fromages si renommés dans toute l’Europe.
La vallée de Chamouny, arrosée par l’Arve dans toute sa longueur, contient des champs, des prés et des pâturages alpestres où paissent de nombreux troupeaux de vaches et de chèvres.
- Le mont Blanc est le point culminant de la chaîne des Alpes. Avec une altitude de 4 806 mètres, il est le plus haut sommet d’Europe occidentale
Au sud règne la chaîne du Mont Blanc, dont le principal sommet se trouve à 11 432 pieds au-dessus du village ou environ 14 700 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Ces montagnes ainsi que celles qui bordent la vallée au nord sont couvertes de bois de sapins qui s’étendent à une grande hauteur, puis la végétation se borne à quelques touffes de mousse après lesquelles, l’œil n’aperçoit plus que des rocs aux formes aigues ou des glaces éternelles.
Chaque habitant peut, moyennant un prix modique, prendre sur ces montagnes le bois nécessaire à son chauffage et à des constructions ; le pied d’arbre ne s’y vend que cinq à six sous quelle que soit sa grosseur, mais la position des lieux en rend l’exploitation difficile et coûteuse. Au milieu de ces forêts sont de larges ravines qui sillonnent la montagne dans toute la hauteur et qui servent de couloir aux avalanches qui les ont creusées. Telle est aussi la voie dont on se sert pour faire arriver dans la vallée, le bois qui s’y consomme. Là, gisent sur le sol des débris de rochers et des troncs d’arbres que les neiges ont entraînés avec elles et qui, arrêtés à la moitié de la route, n’attendent qu’un nouveau choc pour se précipiter avec fracas.
Un mois suffirait à peine pour visiter, à son aise, tout ce que ce pays offre d’intéressant. N’y devant passer que deux journées, nous nous sommes forcément bornés à ce qu’il y a de plus curieux et nous avons combiné nos courses de manière à voir un peu de tout.
Le Montanvert et la mer de glace
Nous nous décidâmes d’abord pour le Montanvert et la mer de glace que leur proximité, la facilité du chemin et les curiosités qu’on y trouvent font choisir de préférence par tous les voyageurs. Nous partîmes à six heures du matin afin de pouvoir nous rendre le même jour au glacier des Bossons qui jouit aussi de la même vogue. Ménard, ainé Millerot et moi nous étions à pied ; quant à Perriot et à Ménard jeune, qui se ressentait encore de leur course de la veille et qui ne se souciait pas d’en recommencer une pareille, ils louèrent des mulets.
De Chamouny nous traversâmes l’Arve sur un pont de bois et nous allâmes rejoindre à travers les prairies le pied de la montagne. Nous entrâmes alors dans une forêt de sapins et de mélèzes et nous montâmes par un sentier plus ou moins rapide jusqu’à une fontaine appelée Caillet qui sort des rochers et qui se trouve à moitié chemin. Une petite heure et demie suffit pour se rendre de là au sommet du Montanvert qui n’est qu’à environ 5 724 pieds au-dessus du niveau de la mer.
Nous rencontrâmes en chemin plusieurs caravanes qui redescendaient à Chamouny, d’autres venaient à notre suite. Au nombre des voyageurs se trouvaient quelques dames dont les unes montaient sur des mulets, franchissaient, sans s’effrayer, les plus mauvais passages d’une route où un faux pas de la monture entrainerait le cavalier dans des précipices : le sentier que l’on suit est en effet tellement étroit que deux personnes n’y sauraient aller de front et qu’il faut nécessairement, lorsque deux cavaliers s’y rencontrent, que l’un d’eux se range de côté pour laisser passer l’autre. D’autres femmes moins familiarisées avec le danger, se faisaient porter en chaise, mais ce mode de transport est fort couteux. Il faut ordinairement pour chaque personne six porteurs et un guide, le tout revenant à 42 francs par jour.
Au haut de la montagne se trouve une petite auberge où nous fîmes un second déjeuner, car nous n’étions pas partis le matin sans prendre quelque chose. Plusieurs personnes s’y trouvaient déjà, entre autre une jeune anglaise de seize ans, qui, voulant dire à sa sœur qu’elles allaient visiter la mer de glace et qu’elles iraient dans l’après-midi au glacier des Bossons, nous fit sourire quand elle s’écria naïvement avec son accent d’outre-mer : « Nous allons voir la mer de la glace et tantôt nous irons au Boxon. »
Du haut du Montanvert on aperçoit à une centaine de pieds au-dessous de soi une immense plaine couverte de glace à laquelle on a donné le nom de mer de glace à cause de la ressemblance avec une mer qui aurait été gelée au moment d’un orage.
- La Mer de Glace vue de Montenvers.
Des monceaux de glace disposés parallèlement et séparés par les larges et profondes crevasses qui se forment pendant l’été, simulent au mieux les vagues soulevées par les vents et les abymes qu’elles semblent entrouvrir. Ce spectacle est encore plus curieux lorsqu’on descend le sentier rapide qui conduit à cette plaine et qu’on s’y avance quelque peu. La course n’offre aucun péril si l’on est accompagné d’un guide prudent pour vous désigner les endroits où vous pouvez passer. Cependant si l’on s’avançait trop près des crevasses et qu’on vient à glisser, on tomberait dans des ouvertures de 100 ou 120 pieds de profondeur qui vont toujours en se rétrécissant et où vous vous trouveriez pris comme dans un étau. C’est surtout au commencement de l’hiver que ces sortes d’accidents sont à craindre, lorsqu’il est récemment tombé de la neige et que croyant marcher sur une glace qui offre de la résistance vous sentez tout à coup le sol céder et vous engloutir. Nous tînmes compte, comme tu peux le penser, des avertissements qui nous avaient été donnés et nous n’approchâmes qu’avec précaution de ces énormes fissures. Nous les vîmes cependant d’assez près pour admirer la belle couleur bleuâtre que prend la glace et qui paraît de plus en plus foncée à mesure que l’œil plonge plus avant dans ces abymes.
Au surplus, nous ne restâmes là que peu d’instants car la température n’y était pas très agréable. Le vent, bien qu’il vient du midi, était glacial comme au mois de janvier et nous en étions presque réduits à souffler dans nos doigts, ce qui ne nous était certes pas arrivé à pareille époque.
Nous regagnâmes donc le Montanvert où nous fûmes accueillis par une musique bien appropriée à l’apprêté des lieux et à laquelle les échos des montagnes donnaient un nouveau charme. L’instrument était une boîte longue de trois à quatre pieds sur deux de large, dans laquelle était adaptée une dizaine de trompettes d’un timbre différent et desquelles on tirait des accords au moyen d’un soufflet placé dans l’intérieur qu’un jeune pâtre faisait mouvoir avec une ficelle.
Nous fûmes les derniers à jouir de cette aubade car Perrio, en voulant faire le musicien, tira sur la ficelle avec tant de force qu’il la rompit. Il offrit aussitôt une indemnité au propriétaire de l’instrument en question, mais celui-ci prétendit qu’elle n’était point en rapport avec le préjudice qui lui avait été causé et s’attacha quelques temps au pas de notre compagnon pour en obtenir autre chose. Voyant qu’il ne réussissait pas il alla même jusqu’à le menacer de le faire mettre en prison, menace que reçut avec une froide impassibilité celui à qui elle s’adressait.
Nous achetâmes au Montanvert plusieurs objets provenant dans cette montagne tels que cachets, croix, boutons de chemise en cristal, onyx … etc. et nous redescendîmes à Chamouny par le même chemin.
Après nous y être reposés pendant une demi-heure, nous nous rendîmes au glacier des Bossons, qui est à une lieue et demie du village. Ce glacier est le plus beau de la vallée, tant par la pureté de la glace que par la hauteur de ses pyramides qui avaient encore à partir de leur base 120 pieds d’élévation, bien que les chaleurs de l’été les eussent considérablement diminuées.
- Glacier des Bossons de Chamouny
L’heure ne nous permit pas de le traverser et nous n’y tenions que de sorte, après avoir vu la mer de glace, qui offre absolument les mêmes phénomènes. Nous revînmes donc à l’hôtel chercher notre souper et notre lit dont nous avions grand besoin.
Nous étions encore indécis sur le lieu que nous choisirions pour notre excursion du lendemain ; si le ciel était découvert, notre guide nous engageait à préférer la croix de Flégère pour bien voir le Mont Blanc ; si, au contraire, ce qui arrive souvent, il y avait des nuages, il nous conseillait d’aller visiter un lac qui se trouve sur une montagne élevée de 3000 pieds au-dessus de la vallée.
La croix de Flégère et Le mont Floria.
Le temps s’étant montré favorable au moment de partir, nous nous rendîmes à la croix de Flégère, Ménard ainé, Millerot et moi, car les deux autres, bien qu’ayant fait à dos de mulet la course de la veille, crurent devoir prendre un jour de repos.
La croix de Flégère qui tire son nom d’une croix en bois placée près de la maison de repos pour les voyageurs est à 5400 pieds au-dessus du niveau de la mer. Elle est située sur un petit plateau qui se trouve à la moitié de la hauteur du mont Floria, à peu près en face du Montanvert et de l’autre côté de la vallée. Il faut aussi environ trois heures pour y monter, mais le chemin n’offre rien de remarquable.
Nous ne pûmes, à l’instant même, jouir du spectacle que nous étions venus chercher, un léger brouillard que l’on supposait devoir se lever vers les midi, nous cachait en partie les montagnes et il nous fallût attendre plus de deux heures.
Tandis que Ménard s’occupait à feuilleter le registre des voyageurs et riait à gorge déployée des grosses facéties dont Anglais et Français s’étaient plus à le remplir à qui mieux mieux, je me mis en tête de gravir le reste de la montagne et Millerot, qui m’aperçut quand j’étais déjà loin, ne voulant pas manquer l’occasion de faire une nouvelle course, se mit en devoir de m’atteindre. Nous montâmes ainsi tous les deux presque au pied des aiguilles à environ 2000 pieds au-dessus de la croix de Flégère.
De cette position nous pûmes admirer enfin la chaîne du Mont Blanc qui s’était totalement découverte.
D’abord, à droite, nous avions l’aiguille du Gouté ; au-dessus le dôme du même nom et encore plus vers le sud, le sommet du Mont Blanc que l’on nomme à juste titre la bosse du dromadaire ; à l’est du Mont Blanc, les aiguilles du midi, du Plan, de la Blaittière, de Charmoz, de la Fourche et du Dru au pied de laquelle serpente la mer de glace. Ces aiguilles granitiques ont à peu près toutes 8232 pieds du village et 11400 au-dessus du niveau de la mer.
Enfin à gauche nous apercevions le col de Balme, qui forme la vallée de ce côté et au-delà, dans le lointain, les sommets neigeux des montagnes du Valais. Pendant que nous admirions ce sublime spectacle, notre oreille fut, à plusieurs reprises frappée d’un bruit que nous aurions pris pour celui d’un tonnerre éloigné si le ciel n’avait pas été complètement serein. Nous apprîmes ensuite de notre guide, qu’il provenait de la chute des masses de glace qui se détachaient, par l’effet de la chaleur, et qui roulaient avec fracas entre les montagnes.
Nous employâmes le reste de la journée à parcourir les magasins de curiosités et les cabinets d’histoire naturelle que renferme le village, après quoi nous revînmes à l’hôtel faire nos préparatifs pour le départ du lendemain matin.
Argentière – Valorsine – Passage de la tête noire – La Forclaz.
Fidèle au rendez-vous que nous lui avions soumis, Cupellin, notre guide, était à cinq heures précises devant la porte de notre hôtel, tenant par la bride un mulet destiné à Perrio, qui, depuis la course du Prarion affectionnait particulièrement cette manière de voyager. Nous descendîmes bientôt nous-mêmes avec armes et bagages et nous nous mîmes en route après avoir reçu les adieux de notre hôtelière qui, toujours prévoyante, eut soin de remettre son adresse à chacun de nous, soit pour nous rappeler les chemins de son hôtel en cas de retour, soit pour l’indiquer aux personnes de notre connaissance qui feraient le même voyage.
De Chamouny à Martigny, où nous allions coucher, on compte dix heures de marche que l’on peut grandement évaluer à douze heures de poste. Pendant deux heures nous suivîmes dans la vallée la rive droite de l’Arve et nous arrivâmes ainsi au village d’Argentière situé au pied du glacier du même nom. Nous y prîmes un instant de repos dans une mauvaise auberge où nous ne trouvâmes que du pain et du lait, encore nous les fit-on payer trois fois leurs valeurs, malgré les représentations énergiques que nous adressâmes à la maîtresse de la maison sur l’indignité de la conduite. Mais nous avions à faire à une femme que son interêt rendait sourde à un pareil langage et il fallût en passer par où elle voulait pour finir au plus vite.
Notre caravane s’était, à quelque distance de Chamouny, augmentée de deux personnes voyageant à pied, comme nous et qui, pour s’épargner les frais d’un guide, nous suivaient à quelque distance. Ils entrèrent avec nous dans l’auberge et prirent place à la même table. Nous déjeunâmes donc tous ensemble, mais l’accueil assez froid qu’ils reçurent, leur laissa voir que nous désirions faire bande à part et ils ne se mêlèrent plus avec nous pendant le reste du voyage.
En sortant d’Argentière, deux routes se présentent pour nous conduire à Martigny, l’une passant par le col de Balme, l’autre par Valorsime et la tête noire. Nous nous décidâmes pour cette dernière sur l’avis de notre guide qui nous assura qu’elle était bien plus agréable et que nous pourrions ainsi visiter une fort belle cascade, la cascade Barbeline dont il nous parlait sans cesse depuis les deux jours qu’il était avec nous.
Au lieu donc de gravir le col de Balme, que nous avions en face, nous tournâmes à gauche pour entrer dans une gorge sauvage qui sépare les deux vallées de Chamouny et de Valorsine et que l’on appelle Les Montets. Le chemin est rocailleux et entrecoupée de ravines, à droite des montagnes escarpées nous dominaient à une grande hauteur et nous abritait des rayons du soleil avec leur ombre gigantesque, à gauche les derniers sommets des aiguilles rouges, élevées dans les nuages, leurs pics aigus et déchirés. Nous ne tardâmes pas à entrer dans la jolie vallée de Valorsine que nous parcourûmes dans toute sa longueur en traversant le village de Valorsine lui-même. Quelque temps avant de l’atteindre, notre guide nous invita à nous retourner pour jouir encore une fois de l’aspect du Mont Blanc qu’une échappée de vue nous permettait d’apercevoir d’autres montagnes au-dessus desquelles il s’élevait comme un géant. Nous lui fîmes un dernier salut comme à un ami que l’on ne doit plus revoir, et, au bout de quelques intants, il avait complètement disparu. Vers l’extrémité de la vallée les deux chaînes de montagnes qui la bordent au nord et au midi se rapprochant l’une de l’autre ne laissent plus de place qu’au lit du torrent qui les sépare et au petit sentier que nous suivons. C’est le commencement du passage de la tête noire, c’est aussi vers cet endroit que se trouve la limite entre la Suisse et la Savoie.
En quittant la vallée, on traverse une forêt de sapins dont le sol parsemé de troncs pourris et de rochers brisés, atteste les ravages que font, chaque année les avalanches. Des blocs de granit détachés du sommet de la montagne et arrêtés dans leur chute par les arbres dont la résistance a suspendu leur course précipitée, semblent prêts à rouler sur vos têtes, qu’ils menacent continuellement. D’autres rochers dont la masse énorme a tout brisé sur leur passage, sont venus combler à moitié le lit du torrent et lui opposent de nombreux obstacles contre lesquels il s’irrite en mugissant.
Arrivés près d’une petite masure qui se trouve sur la route, nous tournâmes à gauche pour nous rendre à la cascade Barbeline et nous y arrivâmes au bout d’un quart d’heure. Cette cascade, bien qu’inférieur aux éloges pompeux dont elle avait été l’objet de la part de notre guide, ne nous fit pas regretter la peine que nous nous donnâmes pour l’atteindre. Le volume d’eau ne laisse pas d’être considérable et tombe perpendiculairement de 120 à 150 pieds dans un précipice qu’elle s’est elle-même creusé et d’où elle va rejoindre le torrent. C’est un spectacle vraiment curieux que cette nappe écumante qui se détache de la montagne et descend majestueusement dans le gouffre où elle bouillonne avec fracas. Une petite pluie fine et pénétrante qui s’en élève, comme une vapeur légère, reproduit aux yeux du spectateur les brillantes couleurs de l’arc-en-ciel, mais pour peu que l’admiration vous en fasse approcher de trop près, vous en revenez tout trempé au bout de quelques minutes.
Une fois de retour sur la route que nous venions de quitter, nous eûmes bientôt quitté l’auberge de la tête noire. Le chemin qui nous y conduisit est large de deux à trois pieds seulement et bordé d’un côté par de hautes montagnes couvertes de lapins, de l’autre par un précipice de 400 pieds de profondeur dont on n’est séparé que par une balustrade à moitié pourrie. Quelque fois le terrain est tellement escarpé qu’un chemin y a été impraticable et qu’il a fallu y suppléer par une espèce de galerie que soutiennent des terrassements appuyés aux aspérités du roc. Dans les endroits où cette ressource a encore manqué et dans ceux où la galerie s’est éboulée, ce qui arrive fréquemment, cinq ou six troncs de sapins, placés l’un près de l’autre, en guise de pont vous servent à enjamber des abîmes au-dessus desquelles hommes et mulets ne passent qu’en tremblant. Enfin une galerie souterraine de 60 pieds de long, percée dans un rocher que la forme et sa position ne permettait pas de franchir autrement, vous conduit au roc de la tête noire qui a donné son nom au passage et que l’on appelle ainsi parce qu’il n’est jamais frappé des rayons du soleil.
Lorsque nous arrivâmes dans l’auberge, elle était déjà envahie par une foule de voyageurs qui venaient de Martigny ou qui s’y rendaient comme nous. Ce ne fut donc qu’à grand’peine que nous parvînmes à nous y caser. Nous nous trouvâmes fort heureux d’y obtenir une petite chambre dont un grand lit, plus deux anglais occupaient déjà une grande partie. On y dressa une table sur laquelle on nous, pour prendre patience du pain, du beurre, et du vin, mais il se passa plus d’une demi-heure avant que nous pussions obtenir l’omelette et le jambon que nous demandions à grands cris depuis notre arrivée. Pendant que nos compagnons achevaient leur modeste repas, j’allai m’installer derrière l’auberge, sur un rocher, d’où je découvris à quelques 100 pieds au-dessous de moi une petite vallée tout à fait délicieuse. De vertes prairies en tapissaient le fond et des chalets placés sur le versant de la montagne opposée, donnaient de la vie à ce charmant paysage qui semblait là ignoré du monde entier.
La route que nous suivîmes en quittant l’auberge offre le même aspect que celle qui la précède. C’est toujours, d’un côté, une forêt de sapins, de l’autre un précipice profond. Au sortir du passage de la tête noire, on entre dans la vallée de Trient que parcourt un torrent impétueux qui descend du glacier voisin. Le village composé de quelques misérables habitations est situé au pied de la Forclaz que nous gravîmes sous un soleil ardent. Nous arrivâmes tout haletants au haut de cette montagne et après avoir bu chacun une tasse d’excellente crème que nous fîmes apporter d’un chalet voisin, nous songeâmes à jouir de la belle vue qui s’offrait à nous.
En face, entre deux chaînes de montagnes, couvertes de neiges, se déroule une immense vallée ; c’est la vallée du Rhône. À gauche le lit tortueux de ce fleuve se dessine sur les prairies comme un serpent monstrueux tandis qu’à droite, la route de l’Italie par le Simphon, partant de Martigny, va, comme une ligne droite mathématiquement tracée, atteindre Sion dont le clocher se distingue à peine à l’extrémité de la vallée.
Quand nos yeux furent satisfaits et nos jambes un peu reposées, nous songeâmes à descendre. La vue de Martigny que nous apercevions à nos pieds augmentait notre courage et nous fit supporter assez patiemment les trois heures de marche qui nous restaient à faire, quoique le chemin ne fut pas des plus commodes.
Le sentier tracé dans la montagne est, en effet, parsemé de cailloux ronds et polis qui, lorsque la pente devenait plus rapide, roulaient sous nos pieds et rendaient notre marche fort pénible. Je vis même le mouvement ou plusieurs de nous allaient en sentir la forme autrement qu’à travers la semelle de leurs souliers, mais nous en fûmes quittes pour quelques glissades plus ou moins prolongées dont nous nous tirâmes avec honneur et sans perdre une seule fois l’équilibre.
Toutefois cette attention continuelle qu’il fallait prêter à notre route acheva d’épuiser les forces qui nous restaient et nous arrivâmes au pied de la montagne à demi-éreintés.
Nous laissâmes à droite le chemin du Saint Bernard que nous devions prendre le lendemain et après avoir traversé, sur un mauvais pont en bois le torrent de la Dranse qui en descend, pour aller se jeter dans le Rhône, nous entrâmes dans le Bourg, puis dans la ville de Martigny qui est à dix minutes de marche de ce dernier. Nous descendîmes à l’hôtel de La Sour.
Martigny.
Martigny, petite ville du Bas-Valais compte 15 à 1800 habitants. Placée à la jonction de deux routes d’Italie, celles du Simplon et du Saint Bernard, elle voit chaque année passer un grand nombre de voyageurs. La ville a par elle-même fort peu d’apparence, mais les yeux se reposent encore plus volontiers sur l’extérieur des maisons que sur les habitants qu’elles renferment. Les femmes, surtout, sont hideuses avec ces énormes goîtres qui leur pendent au cou et que, chez quelques unes, ont le volume d’une vessie de porc gonflée. À Sallenche et à Chamouny nous avions déjà rencontré plusieurs personnes atteintes de cette infirmité que l’on attribue à la trop grande crudité de l’eau, mais à Martigny, elle est si générale parmi les femmes, que celles-ci ne se donnent même plus la peine de les dissimuler autant que possible, comme nous asion vu le faire ailleurs. À voir l’insouciance avec laquelle elles laissent paraître cette horrible difformité, on dirait qu’elles trouvent tout naturel ce qui nous semblait si repoussant.
Les cinq journées de marche consécutives que nous venions de faire, ayant un peu ralenti notre ardeur pour les voyages pédestres, nous n’envisagions qu’avec un médiocre plaisir les dix-huit lieues que nous avions à faire le lendemain et le surlendemain pour nous rendre au Saint Bernard et revenir à Martigny, d’autant plus qu’une troisième journée de dix lieues devait suivre immédiatement les deux premières. Nous avions bien la ressource de nous procurer jusqu’à Liddes un char attelé de deux mules qui derviraient ensuite de montures à deux d’entre nous jusqu’à l’hospice, mais c’était une dépense d’environ 50 francs et, si nos jambes la conseillaient en ce moment, nous sentions, d’un autre côté que notre bourse en recevrait une grave atteinte.
La délibération fut renvoyée au dîner. Elle fut longue et orageuse. Enfin nous nous décidâmes pour la voiture. Millerot seul resta inébranlable et résolut de faire la route à pied. Quant à nous, si nous n’eûmes pas comme lui, l’honneur de la victoire, nous eûmes, du moins, celui d’une longue résistance et qu’on est heureux d’en pouvoir dire autant lorsqu’on succombe à ses tentations !
Le mont Saint Bernard
La morgue – Les Chiens – L’hospice
Nous avions demandé la voiture pour cinq heures, mais il en était près de six quand tout fut disposé pour se mettre en route. Millerot avait pris les devants dès quatre heures et devait nous atteindre à Liddes pour déjeuner. Notre véhicule était un de ces chars du pays dont la voie est fort étroite, vu le peu de largeur des chemins et dans lesquels les voyageurs se trouvent placés de côté. Trois de nous se mirent dans la caisse, le quatrième se hissa sur le siège et notre postillon, mettant le pied dans l’étrier, donna le coup de fouet du départ.
À cette énergique invitations qu’elles ne le firent pas répéter nos mules partirent au grand trot, mais leur ardeur ne tarda pas à se refroidir et, à la première montée, elles s’empressèrent de reprendre le pas qui me parut être leur allure de goût. Jusqu’à Liddes on voyage entre deux chaînes de montagnes au milieu desquelles coulent avec fracas, les eaux impétueuses de la Drande que l’on a tantôt à gauche, tantôt à droite, suivant que les accidents du terrain ont obligé de transporter la route sur l’une ou l’autre rive du torrent.
Nous traversâmes Saint Branchier et Orsières, petites villes peu connues et peu dignes de l’être. Dans ce dernier endroit, je donnai à Perrio la place que j’occupais dans la voiture et je m’installai à mon tour sur le siège. La lenteur avec laquelle nous marchions me permit d’examiner à mon aise tout le pays qui se déroulait devant moi avec ses sapins, ses cascades, ses précipices et ses montagnes. Notre postillon que la paresse de ses mules semblait avoir gagné lui-même, les laissait à peu près libre d’aller, comme elles l’entendaient. Nonchalamment assis sur la selle ; il chantait rn patois une chanson qu’il n’interrompait que pour leur dire parfois d’un ton paternel : allons, du courage, pas de paresse, Marchesa (c’était le nom de l’une de ses mules. Quant à l’ autre, il s’appelait Le Lièvre, sans doute par antiphrase, à moins qu’il n’y eût entre elle et cet animal d’autres points de ressemblance que la vitesse.)
Ce qu’il y a de certain c’est qu’elles me semblèrent avoir au suprême degré la qualité que l’on regarde comme prédominante dans le caractère des mules. Elles ne tenaient le plus souvent aucun compte des exhortations tout amicales qui leur étaient adressées et ne pressaient un peu le pas qu’autant que leur conducteur les faisait suivre d’un argument plus significatif.
La première chose que nous aperçûmes à Liddes, vers dix heures, fut Millerot, qui était installé à l’une des fenêtres de l’auberge et qui, ne nous voyant pas venir, se disposait à déjeuner tout seul. On ajouta quelques cotelettes à celles qui lui étaient destinées ; nous les fîmes suivre d’une omelette, notre éternelle ressource en pareille occasion.
Vers midi nous nous remîmes en route. Perrio et Ménard, jeune, montaient Marchesa et Le Lièvre ; le doux Ménard, Millerot et moi nous étions à pied. Nous rencontrâmes, de Liddes à Saint Pierre, bon nombre de caravanes qui, après avoir passé la nuit au Saint Bernard, s’en retrouvaient à Martigny. De ces voyageurs les uns allaient à mulets, les autres pédestrement, vêtus, comme nous, de la blouse classique et armés du long bâton ferré. Nous échangions, en passant, des salutations qui me parurent d’abord assez étranges entre gens qui ne s’étaient jamais vus et ne devaient probablement plus se revoir. Notre postillon, devenu notre guide, que j’interrogeai, à ce sujet, me répondit que c’était d’usage ; et en y réfléchissant, je l’expliquai soit par le besoin que l’homme éprouve au milieu de cette contrée sauvage et souvent périlleuse, de se rapprocher de son semblable, soit par cette confraternité qui s’établit naturellement entre ceux d’un même danger peut atteindre. Je finis même par trouver quelque chose de touchant dans ces souhaits de bon voyage que nous nous jetions ainsi les uns aux autres et je ne manquai plus une seule fois de porter la main à mon feutre gris.
À partir de Saint Pierre, la route cesse d’être praticable pour les plus petits chars et fait place à un sentier que l’œil distingue quelquefois à peine au milieu des débris de rochers dont le sol est couvert. On marche ainsi pendant deux heures et l’on entre bientôt dans une vaste plaine toute parsemée de pierres arrachées au montagnes voisines et entre lesquelles quelques touffes de bruyère végètent à peine. Au milieu se trouve une petite maisonnette que l’on prendrait de loin pour une masure abandonnée et où l’on se trouve fort heureux de rencontrer, pour quelques sous une tasse d’excellent lait. En sortant de cette plaine on laisse à gauche le mont Vélan dont les neiges frappées par le soleil projetaient un éclat éblouissant ; on entre alors dans une gorge rude et escarpée où le piéton se tire assez d’affaire, mais où le cavalier se trouverait dans plus grand embarras si le mulet ne se chargeait de choisir lui-même sa route.
C’est pourtant par cette gorge que le 16 mai 1800, Napoléon, alors consul de la République, fit passer son artillerie pour aller battre l’ennemi à Marengo. En hiver ce passage est fort dangereux, car malgré les longues perches, plantées de distance en distance, pour indiquer le chemin, les dix ou douze pieds de neige dont la terre est alors couverte obligent le voyageur à n’avancer que pas à pas et avec la plus grande circonspection au milieu des précipices qui l’entourent. Bientôt, nous aperçûmes sur le penchant de la montagne un chalet que l’on nous dit appartenir à l’hospice et autour duquel passaient une soixantaine de vaches, en agitant la sonnette qu’il est d’habitude de leur attacher au cou pour écarter les loups et autres bêtes féroces : c’est de là que vient, à l’hospice, chaque matin, le lait qui s’y consomme.
À quelques pas plus loin nous trouvâmes sur notre route un petit édifice, grossièrement construit et en haut, tout au plus de huit à dix pieds sur autant de longueur et de largeur. Une fenêtre pratiquée dans l’un des pignons et garnie d’un treillage en bois nous permit de jeter les yeux de l’intérieur ; mais quelle ne fut pas notre surprise, en voyant le sol jonché de squelettes humains à moitié brisé. Notre guide qui jusque là avait gardé le silence sur la destination de ce lieu, afin de nous ménager une surprise, nous apprit alors que c’était une des morgues de l’hospice et que l’on y déposait les cadavres des personnes qui périssaient dans ces parages, pendant l’hiver, pour ne pas se donner la peine de les transporter jusqu’au couvent.
À peu près dans ces environs nous commençâmes aussi à voir de côté et d’autre des masses de neige assez considérables, quoique nous fûssions alors à l’époque de l’année où il en reste le moins. Les chaleurs de l’été n’en avaient laissé que dans les lieux qu’elle a définitivement conquis et qu’elle n’abandonne jamais. Pour le plaisir de la nouveauté, je me mis à lancer au doux Ménard quelques boules de neige auxquelles il ne riposta point dans la crainte de se refroidir les doigts.
La vue de l’hospice dont nous n’étions plus qu’à vingt minutes de marche vint nous arracher à ces jeux et faire naître en nous des pensées plus sérieuses.
L’hospice du Saint Bernard, élevé de 8,000 pieds au-dessus du niveau de la mer est situé au haut de la gorge dans laquelle nous marchions depuis une heure et sur le point culminant du passage. Un petit lac qu’entretient la fonte des neiges vient en baigner les murs. Tout autour s’élèvent des pointes de rochers nues et arides qui se réfléchissent dans ses ondes et qui interceptent la vue de tous les côtés.
L’établissement est desservi par dix ou douze chanoines réguliers de Saint Augustin dont les fonctions consistent à recevoir, loger et nourrir gratuitement toutes les personnes qui passent par le Saint Bernard ; ils doivent, de plus, pendant les sept à huit mois de l’année les plus dangereux, parcourir journellement les chemins, accompagnés de gros chiens dressés à cet effet ; porter aux voyageurs, qui peuvent être en danger, les secours dont ils ont besoin, les sauver, et les garder dans l’hospice jusqu’à leur entier rétablissement, le tout, sans recevoir aucune rétribution. Mais les voyageurs aisés trouvent dans l’église un tronc destiné à recevoir leurs offrandes.
Ces religieux sont, ainsi que ceux de deux autres couvents situés dans les Alpes, sous la direction d’un grand Prévôt qui est le chef de l’ordre et que réside ordinairement à Martigny. Chaque couvent est ensuite administré par un supérieur.
L’extérieur de l’hospice n’a rien de remarquable. C’est un immense bâtiment, percé de petites fenêtres comme le sont généralement celles des anciennes communautés. La Chapelle placée à l’extrémité est fait corps avec lui. Un perron en pierre de douze marches vous conduit à la porte d’entrée qui, pendant l’hiver, se trouve au niveau du sol par la grande quantité de neige dont il est constamment couvert. Un autre petit édifice qui s’élève de l’autre côté du sentier, mais en face même de l’hospice, le préserve des avalanches que la disposition des lieux rendait fort dangereuses.
Une maison où l’on reçoit gratuitement la nourriture et le logement ; cette image de la première charité chrétienne ; cette institution d’un autre âge, surnageant au milieu des idées positives de notre siècle, tout cela frappait tellement notre imagination que nous nous demandions en riant à qui nous allions nous adresser, ce que nous allions dire à ces moines sans doute bien rébarbatifs et c’était à qui n’entrerait pas le premier pour demander l’hospitalité au nom de tous. Je ne sais combien de temps aurait duré cette hésitation, si le chanoine chargé de recevoir les étrangers n’était venu à notre rencontre en nous priant de vouloir bien entrer. Juge de notre agréable surprise, quand, au lieu d’un moine tel que nous nous le figurions avec sa barbe blanche, sa face austère et sa robe sable, nous voyons un homme de trente-cinq ans environ, d’une figure agréable et ouverte et mis, sinon avec recherche, du moins avec une exquise propreté.
Ces religieux portent, comme nos prêtres, la soutane noire, et son coiffés habituellement du bonnet carré ; ils portent de plus en bandoulière une petite bande de toile qui, sur le devant, se divise en deux. Ce costume ; on le pense bien, n’est pas celui qu’ils gardent lorsqu’accomplissant leur plus belle mission ils bravent la neige et les précipices pour voler au secours des voyageurs dans les montagnes.
Notre conducteur nous fit passer dans la salle à manger, où il nous offrit de nous rafraîchir. Nous remerciâmes par une espèce de timidité, quoique nous en eussions grand besoin, mais d’autres voyageurs qui nous suivaient à quelque distance, n’ayant pas fait, à leur arrivée, les mêmes compliments que nous, nous profitâmes de la circonstance pour revenir sur notre première résolution et accepter l’invitation qui nous avait été précédemment faite.
Comme il n’était que trois heures, et qu’on nous annonçait le diner pour six heures seulement, nous voulûmes mettre à profit le temps qui nous restait pour visiter les environs. En traversant, pour sortir, le long corridor qui va d’un bout à l’autre de la maison, des sons d’orgue mêlés à des chants religieux vinrent frapper nos oreilles. Nous nous dirigeâmes vers l’endroit d’où ils partaient et nous arrivâmes dans une fort jolie église décorée cependant peut-être avec plus de profusion que de goût. Une arcade fort élevée la divise en deux parties à peu près égales. Vers le haut se trouvent, à droite et à gauche de l’autel, des stalles en bois sculpté fort anciennes qui servent aux religieux ; dans la partie inférieure sont des bancs destinés aux voyageurs ou autres personnes de la maison. Outre les tableaux que renferme l’église on voit à droite une niche creusée dans le mur et fermée par un vitrage où sainte Faustine est représentée en cire, vêtue d’habits magnifiques et couchée sur un lit de repos. De l’autre côté, mais tout à fait au bas de la chapelle, non de ces squelettes dont les os blancs et polis n’inspirent aucun dégoût, ceux-ci sont encore revêtus de leur chair et d’une peau que la gelée a noirci en la desséchant. Les membres raidis conservent l’attitude dans laquelle la mort est venue surprendre ces malheureux ; leurs bras qu’ils semblent tordre encore, les crispations que vous pouvez lire sur leur figure, vous indiquent à quelles horribles souffrances ils ont été en proie.
Au milieu de la salle s’élève un monceau de poussières et d’ossements humains tous brisés : ce sont les restes des squelettes qui ont fait place aux derniers venus.
Outre les nouveaux hôtes que les accidents de l’hiver amènent dans ce triste lieu, on y dépose aussi les voyageurs et les domestiques qui meurent à l’hospice. Quant aux religieux, ils sont placés dans un caveau situé sous l’église et couché dans des cercueils de pierre où ils se dessèchent, car ce rocher nu est aride, loin de pouvoir subvenir aux besoins des vivants, n’a pas même assez de terre pour recevoir les morts.
L’extrême vivacité de l’air et la rigueur du froid surtout, se chargent de parer à cet inconvénient. Les cadavres, après avoir passé l’hiver dans la salle de la morgue, ne répandent plus aucune émanation fétide, ils ont passé à l’état de momies. Il y avait pourtant une exception en ce moment ; une odeur de putréfaction assez prononcée nous obligea même d’abréger notre visite. On l’attribuait à un cadavre que l’on y avait déposé au mois de novembre précédent, mais qui ayant été longtemps humecté, n’avait pu se dessécher aussi facilement que les autres.
La destruction humaine ne saurait, je crois, apparaitre sous un aspect plus hideux que celui de cette morgue ; aussi rien n’est-il moins divertissant qu’un pareil spectacle. Chacun de nous, en s’éloignant de ce lugubre théâtre, n’interrompait les réflexions analogues qu’il avait fait naître dans notre esprit, que pour exprimer le vœu de mourir partout ailleurs que dans ce triste séjour. L’idée d’aller augmenter le nombre de ces silencieux habitants et de figurer dans cette espèce de ménagerie placée là comme un épouvantail, quand elle n’est plus un enseignement, ne flattait que médiocrement notre imagination.
En repassant devant l’hospice pour aller faire une promenade du côté de la route d’Italie, nous aperçûmes sur le seuil de la porte un de ces énormes chiens qui sont les auxiliaires intelligents des religieux dans les secours qu’ils vont porter aux voyageurs. Nous nous en approchâmes et nous commencions à le flatter de la main, quand un autre de ces animaux arrivant tout-à-coup et voyant avec jalousie les caresses adressées à son camarade, s’élança de nôtre côté en faisant entendre un grognement fort peu amical. Ne sachant d’abord à qui s’adressaient ces menaces, nous nous sauvâmes chacun de notre côté, ce qui était fort inutile en tout cas, puisque nous aurions été bientôt atteints. C’était, au reste, de notre part, une terreur mal fondée ; il n’en voulait qu’au chient qui se trouvait au milieu de nous. Quand nous détournâmes la tête nous vîmes qu’il s’était engagé entre eux une lutte que nul ne se soucia de terminer, en allant séparer les combattants.
Ces chiens rendent les plus grands services, comme chacun sait : ils sont surtout précieux pour reconnaître le sentier dans la montagne, quelle que soit la quantité de neige qui le couvre ; cependant il faut rabattre un peu des merveilles que l’n débite sur leur compte. Ainsi l’instinct qu’on leur attribue généralement pour découvrir à plusieurs pieds sous la neige le voyageur qui s’y trouve enseveli et pour l’en retirer, est une de ces erreurs qui s’accréditent par le plaisir que l’on éprouve à les entendre et à les raconter.
Vers cinq heures, le froid devient tellement sensible que nous nous vîmes forcés de rentrer. Déjà, pendant la route et, à mesure que nous montions, l’air devenant de plus en plus vif, nous avait complètement délivrés de la chaleur qui s’annonçait devoir être très forte à notre départ de Martigny.
En ce moment, il nous semblait que nous fussions à la fin d’un de ces beaux jours d’hiver où les rayons du soleil faibles et décolorés ont été sans force pour réchauffer une atmosphère froide et pénétrante. Nous nous hâtâmes donc de gagner la salle à manger, où se trouvaient réunis environ quarante cinq voyageurs qui, comme nous, devaient dîner et coucher au couvent.
Nous nous aperçûmes avec peine qu’aucun préparatif n’annonçait encore le dîner. Le couvert n’était même pas mis. Nous nous amusâmes donc pour passer le temps, à examiner nos futurs commensaux : c’était un mélange de Suisses, d’Anglais, d’Allemands, de Français et d’Italiens que la curiosité et le désœuvrement avaient amenés là de tous les coins de l’Europe. La diversité du langage suivant le groupe près du quel on se trouvait, faisait de ce lieu une véritable tour de Babel où cependant la langue française dominait assez généralement quoique les Français fussent en minorité.
Notre examen fini de ce côté, nous visitâmes un petit cabinet attenant à la salle à manger et où se trouve une collection de bronzes et de médailles antiques trouvés dans les environs. On y voit aussi plusieurs tableaux que des voyageurs, de retour dans leurs foyers, ont fait parvenir aux religieux comme souvenirs de la touchante hospitalité et des soins généreux qu’ils en avaient reçus.
Lorsque nous vînmes rejoindre la société, deux valets d’aussi bonne mine et aussi bien vêtus que ceux d’une riche maison, allongeaient une immense table à coulisses qui s’étendit de l’un à l’autre bout de la pièce. Le couvert fut bientôt complètement dressé, mais, ô désappointement sans pareil ! vingt-cinq personnes tout au plus peuvent prendre place à cette table et nous sommes au moins quarante, tous bien disposés sans doute à ne pas nous coucher sans dîner. Qui mangera, qui ne mangera pas ? Telle est la question que nous nous adressions tous les cinq et aucun de nous ne se sentait, en ce moment, assez de philosophie pour céder la part aux autres. Cette perplexité nous tourmentait grandement et nous couvions déjà de l’œil les places que nous étions convenus d’envahir aussitôt qu’on donnerait le signal de se mettre à table.
Cet assaut devint inutile par l’invitation que vint faire un chanoine à Messieurs les voyageurs des numéros tels et tels de vouloir bien passer dans une autre pièce où une seconde table avait été dressée.
Nous étions de ce nombre et nous nous levâmes pour le suivre. L’idée nous vint un moment que l’on avait peut-être établi des catégories d’après l’extérieur de chacun et que nous qui n’étions pas des plus brillants, sous ce rapport, nous serions avec une quinzaine d’autres, dans le même cas, moins bien traités que ceux qui restaient dans la première salle.
Cette crainte s’évanouit quand nous vîmes le prévôt de l’ordre, qui se trouvait au couvent, arriver au milieu de nous et nous inviter à prendre place, après avoir dit à haute voix un Bénédicité que plusieurs convives n’écoutèrent pas de plus grand sérieux.
Au haut de la table s’assit Prévôt, que rien ne distingue des autres, si ce n’est une chaîne en or qu’il porte au cou. Les voyageurs se placèrent ensuite comme ils l’entendirent et se trouvèrent séparés de distance par quatre à cinq religieux s’étaient échelonnés de manière à faire les honneurs. Le hasard fit que je me trouvai placé vers le haut de la table et assez près du prévôt, dont je n’étais séparé que par une seule personne. Cela me permit de lui adresser la parole et de recueillir quelques renseignements sur les moyens qu’avait le couvent de subvenir à tant de frais et sur le mode d’approvisionnement qu’on employait dans cette contrée aride et sauvage.
Les revenus de l’ordre, qui étaient autrefois assez considérables, ne consistent plus que dans quelques métairies situées au pied de la montagne et dans les libéralités des voyageurs. C’est avec ces ressources qu’il faut héberger et nourrir toutes les personnes qui, pendant l’année, passent le St Bernard et leur nombre est considérable. Le dimanche, surtout, des centaines de paysans, dont la misère est grande dans les pays environnants, viennent à l’hospice de quatre et cinq lieues, pour avoir l’occasion de faire, de temps à autre, un repas plus substantiel et plus abondant que celui du foyer domestique.
Si, du moins les approvisionnements se trouvaient là, sous la main, mais le bouis à brûler, seul, est transporté à dos de mulet d’une distance de dix lieues et c’est pendant trois à quatre mois de l’année qu’il faut amener la provision entière, les chemins devenant plus tard impraticables. Quant à la viande, le vin et les autres comestibles, ils viennent de Martigny et voyagent de la même manière pendant les cinq dernières lieues. Des provisions de riz, de fromage et de viandes salées, fournissent à la consommation pendant l’hiver. En vain a-t-on voulu élever du poisson dans le petit lac qui se trouve près de l’hospice, ce poisson a péri de froid. Rien ne lui résiste sur cette crête de montagnes, l’homme lui-même, bien que soutenu par son énergie et son devoir, ne le brave pas toujours impunément.
Tu attends, je suppose, que je te donne quelques détails sur les mets qui composaient notre dîner. Eh bien, mon cher ami, je vais te satisfaire. Tu sauras d’abord qu’en se mettant à table, chaque convive trouva, entre lui et son vis-à-vis, une bouteille de vin dont la moitié lui était destinée.
Bientôt paru le potage. C’était un riz au lait que je trouvai d’autant plus délicieux qu’il avait le mérite d’arriver le premier. Grâce à la place que j’occupais, je fus servi le troisième ou le quatrième, car la soupière fut d’abord mise devant un religieux placé tout près de moi, qui servit ses voisins et qui la fit ensuite porter à un autre chanoine placé au-dessous de lui ; celui-ci à un troisième et ainsi de suite. Il en fut de même pour tous les plats qui parurent sur la table.
La soupière fut remplacée par un immense plat en fer dont je ne reconnus pas, au premier abord le contenu. Je remarquai seulement une croute dorée qui me parut d’un excellent augure par le fumet qu’elle répandait. Quand mon tour d’être servi arriva, je trouvai que c’était tout simplement des tartines de pain, recouvertes de macaroni, le tout cuit au four. Ce met, d’origine Italienne sans doute, dut à mon appétit le bon accueil que je lui fis, malgré mon peu de sympathie pour le macaroni. Ce n’était pas l’occasion de faire le difficile et j’eus grandement raison, car la morue aux pommes de terre qui suivit, devait avoir fait dans l’hospice un séjour de deux à trois années si j’en juge par la besogne qu’elle donnait aux dents.
Nous vîmes paraître ensuite un pudding au riz et au vin qui me fit oublier la malencontreuse morue et dont j’aurais volontiers demandé une seconde fois si j’avais cru la chose possible. Je m’en abstins dans la crainte de passer pour un gourmand et de manquer aux usages. Ménard, jeune, pousse encore le scrupule plus loin que moi car tandis qu’il mangeait le même pudding, qu’il trouvait aussi fort bon, un domestique étant venu, sans doute par mégarde, lui enlever son assiette encore pleine, il n’osa pas la retenir dans la crainte qu’il ne fût accordé qu’un nombre de minutes déterminé pour manger chaque plat.
Une omelette assez bonne et des noisettes, pour dessert, vinrent terminer le festin.
Pendant que la conversation d’abord assez languissante, devenait plus animée vers la fin du repas, j’entendis prononcer du bas de la table le nom de Napoléon et aussitôt le prévôt de nous dire : Ah ! voilà Monsieur xxx qui raconte le passage de l’armée française. Quoi, repris-je, tout étonné, auriez-vous encore ici des chanoines qui aient été témoins de cet évènement ? – Oui, me répondit le prévôt, ce petit vieillard que vous voyez au bas de la table était au couvent à cette époque et il vous donnera, à ce sujet, tous les détails que vous voudrez, car c’est un plaisir pour lui de les donner à qui veut l’entendre. Je me promis en moi-même d’user de la permission et comme je m’étonnais qu’à son âge il continuât de vivre dans un climat aussi rigoureux que celui de l’hospice, le prévôt dit qu’il n’y était plus attaché mais qu’une ancienne habitude le ramenait encore souvent visiter ses frères et revoir la maison qui fut si longtemps sa demeure.
Après que les grâces eurent été récitées avec la même solennité que l’avait été le Benedicite, je vins augmenter le nombre des auditeurs du vétéran de l’hospice et je prêtai, comme les autres, une oreille attentive.
C’était un petit vieillard de 80 ans environ, d’une figure riante et ouverte chez qui la vivacité avait résisté au fardeau des années. Il s’exprimait avec facilité et parfois même avec le feu d’un jeune homme mais ses souvenirs me semblèrent un peu confondus dans sa tête et les réponses qu’il faisait n’étaient pas toujours en rapport avec les questions qui lui étaient adressées ; il passait aussi d’un sujet à un autre sans que la transition nous parût fort naturelle.
Il nous raconta que lors du passage de l’armée française en 1800 il habitait le couvent depuis déjà onze années, y étant entré en 1789.
Bonaparte, après s’être longtemps entretenu avec les religieux, vint se reposer et se rafraichir à l’hospice dans la chambre n°9 qui conserve depuis, le nom de chambre de l’Empereur, bien qu’à l’époque dont il s’agit, Napoléon n’eût pas encore ce titre. Les soldats campés sur les bords du petit lac mirent à sec, nous assura notre narrateur, la cave entière du couvent, ce qui paraissait lui avoir tenu grandement au cœur, car il nous répéta plusieurs fois cette circonstance. Il nous ajouta, par forme d’observation et pour nous expliquer sans doute l’avidité des soldats français, qu’alors le couvent possédait dans le pays d’Aoste de nombreux et excellents vignobles qui le dispensaient d’acheter son vin comme il le fait aujourd’hui. Aux soupirs qui accompagnèrent ces dernières paroles, je crus m’apercevoir qu’il regrettait beaucoup cet ancien genre de prospérité du couvent. Quand ce pauvre vieillard eut terminé son récit, nous manifestâmes l’intention de nous retirer et aussitôt un des frères servants vint nous conduire dans une chambre plus longue que large où cinq lits rangés contre la muraille, pied contre pied et ornés de rideaux en serge verte, nous rappelèrent à tous le souvenir de nos dortoirs de Collège.
À peine la porte fût-elle refermée sur les talons du frère, qu’une explosion de rires plus bruyants les uns que les autres partit à l’instant de tous les coins de la chambre. Notre hilarité longtemps comprimée par le décorum que les bienséances nous obligeaient à garder, se donna largement carrière et s’accrut encore par le tribut d’observations que chacun rapporta sur ce qu’il avait vu et entendu. Les mets qui venaient de nous être servis, les convives, la manière d’être de quelques-uns, notamment d’un certain Anglais qui ne goutait à rien qu’après avoir longtemps flairé et examiné ce qu’il avait sur son assiette et consulté de l’œil ses voisins, tout cela fut passé en revue non sans exciter, en nous, de ces rires joyeux et francs qui deviennent de plus en plus rares à mesure que l’on avance en âge. Cette gaîté ne nous était pas du reste particulière, car, dans la chambre voisine, cinq à six Allemands, dont nous n’étions séparés que pas une simple cloison, faisaient parfois entendre des exclamations tout aussi peu graves que les nôtres.
Quand cette fièvre se fût ralenti, je pris la seule chandelle qu’on nous eût laissée, pour visiter le mobilier de notre dortoir. Cet inventaire ne fut pas long. Une chaise de bois de chêne près de chaque lit ; sur une table commune cinq pots à l’eau flanqués chacun d’une serviette de toile écrue de la taille d’un mouchoir de poche et d’un tissa qui rappelait le torchon de cuisine : voilà tout e qu’il contenait ; quant au lit, il se composait d’un matelas et d’une paillasse. Les serviettes et les draps de lit, à peu près de la même qualité avaient du moins une propreté qui faisait plaisir à voir.
Mes compagnons s’étant déshabillés et mis au lit avec la promptitude de gens que le sommeil accable, je restai chargé du soin d’éteindre la chandelle. Celle-ci avait été placée sur la table comme dans l’endroit le plus favorable à une égale répartition de sa lumière entre tous. Quand il ne me resta plus moi-même qu’à m’enfoncer sous l’énorme tapis ouaté qui recouvrait chaque lit, je la renversai dans le chandelier, à défaut d’éteignoir et je me dirigeai vers ma modeste couche à la lueur de quelques rayons de la lune qui pénétraient dans notre chambre. Au lieu de m’y jeter immédiatement, j’entrouvris la fenêtre qui se trouvait près de moi et j’avançai la tête, afin d’admirer, plus à mon aise, l’astre des nuits pour lequel j’ai, tu le sais, une affection toute particulière.
L’air pur et tranquille n’était même pas troublé par ces mille petits bruits imperceptibles et ces bourdonnements d’insectes qui animent, chez nous, une soirée du mois d’août. Ici la solitude et le plus morne silence. Les rochers réfléchissaient les rayons argentés de la lune qui, plus loin, se mirait dans les eaux du petit lac, polis comme une glace. Le calme qui régnait autour de moi m’ayant insensiblement gagné, mille pensées plus douces les unes que les autres s’emparèrent de mon esprit ; au milieu d’elles apparaissaient toujours comme l’objet qui les faisait naître, un souvenir auquel je m’abandonnais avec délices, quand, tournant par hasard la tête du côté opposé à celui du lac, mes yeux se fixèrent sur un objet noirâtre que je reconnus pour la morgue.
Pour le coup, adieu la rêverie et les douces préoccupations. Le triste positif de la vie vient en remplacer le grâcieux idéal. A partir de ce moment, ce calme qui m’avait paru si doux, me sembla le silence de la mort ; l’air que je trouvais si pur, il n’y avait qu’une minute, m’apportait maintenant des émanations cadavéreuses qui me faisaient frissonner. Alors aussi, je m’aperçus que le vêtement léger dont j’étais à peine couvert n’était pas de nature à me préserver d’un bon rhume de cerveau. Je fermai donc la fenêtre ; du reste, il en était temps car mes voisins qui tout abrités qu’ils étaient sous leurs énormes couvertures n’en avaient pas moins senti, à la longue, un air frais venir leur caresser le visage, élevèrent contre moi et contre mes manies de contemplation un hourra universel auquel je ne répondis qu’en venant me mettre dans mon lit. Je ne tardai pas à m’endormir et mon sommeil ne fut interrompu qu’à cinq heures le lendemain par la cloche du couvent qui appelait les Religieux à Matines.
Après avoir pris l’air un instant sur les bords du lac et nous être avancés sur la route d’Italie jusqu’à la limite qui sépare la Suisse du Piémont, nous vînmes dans la salle à manger où l’on nous servit, pour déjeuner, du café au lait avec du pain et du beurre. De là nous nous rendîmes à la chapelle pour y déposer notre offrande ; nous payâmes ensuite aux religieux le juste tribut de remercîments que réclamait leur bienveillante hospitalité et nous nous remimes en route pour Martigny où nous arrivâmes pour dîner.
Nos courses dans les montagnes allaient se trouver interrompues pendant quelques jours. Le peu de temps qui nous restait encore disponible et surtout l’affaiblissement sensible de nos ressources pécuniaires, ne nous permirent pas d’exécuter notre premier projet, celui de remonter la Vallée du Rhône, de visiter les bains de Leuck, la route du Simphon, le St Gothard et de pénétrer dans l’Oberland par La Gemmi.
Ce projet avait son inconvénient que plusieurs de nous trouvaient assez grave, c’était de laisser de côté les principales villes de la Suisse pour s’occuper exclusivement des montagnes. Nous l’abandonnâmes donc au grand regret de Millerot qui prétendit que nous voyagions trop vite et qui, depuis plusieurs jours déjà, commençait un système d’opposition d’autant plus extraordinaire, qu’avant de nous mettre en route, il avait été bien convenu que le voyage ne durerait qu’un mois et que la dépense n’irait au-delà de 500 francs.
En partant de Martigny le lundi 21 à cinq heures du matin, nous nous dirigeâmes vers Villeneuve, petite ville située à dix lieues de là sur les bords du lac de Genève. Après les mauvais chemins que nous venions de parcourir, la grande route que nous suivions en ce moment nous semblait une véritable allée de jardin et bien que nous eussions au dos notre havresac dont nous nous étions séparés en allant au St Bernard, notre marche ne s’en ressentait guères. Nous nous sentions plus frais et plus dispos que jamais ; n’était pourtant une multitude de cousins qui nous assaillit pendant fort longtemps et nous laissa maintes piqûres à la face.
Nous laissâmes à gauche, en sortant de la ville de Martigny une tour à moitié ruinée qui la domine du coteau où elle est bâtie ; notre guide à qui nous en avions demandé la destination en revenant de Chamony le vendredi précédent nous avait dit qu’à l’époque où les cantons étaient en guerre, elle servait, ainsi que plusieurs édifices semblables situés dans la contrée, à transmettre des signaux.
Cascade de Pissevache
Après une heure de marche, nous passâmes sur un pont recouvert d’un toit, qui le préserve des intempéries de l’air et, au out d’une longue enfilade de chemin, nous aperçûmes, descendant de la montagne, comme une écharpe de gaz que le vent faisait ondoyer. C’était la cascade de Pissevache. A mesure que nous avancions, le murmure qu’elle produit en tombant devenait de plus en plus fort et nous nous trouvâmes bientôt en face de cette belle chute d’eau qui tombe perpendiculairement de 280 pieds de haut. Nous allâmes planter nos bâtons ferrés de l’autre côté de la route et nous débarrassant de notre sac dont l’absence se fit agréablement sentir à nos épaules, nous nous en fîmes un siège pour nous préserver de la rosée dont la terre était couverte. Cette petite halte ne fut pas sans charme, après les deux lieues que nous venions de parcourir.
L’appétit, excité par l’air frais du matin ne se fit pas longtemps attendre, mais inutilement cherchâmes-nous du lait dans quelques villages que nous traversâmes. Il fut impossible de nous en procurer avant St Maurice, situé à quatre lieues de Martigny et où nous arrivâmes vers dix heures, après avoir traversé le lit d’un torrent qui, descendu de la montagne, par suite d’un orage, avait quelques jours auparavant, coupé et défoncé la route sur une largeur de 80 à 100 pieds détruit toutes les moissons depuis la montagne jusqu’au Rhône en laissant les champs couverts de cailloux et renversé même une petite maison dont nous vîmes les débris à quelques pas.
St Maurice
St Maurice, petite ville de 1500 âmes environ est situé à l’extrémité nord du canton du Valais et doit son nom au chef de la légion Thébaine qui, sous l’empereur Maximien et l’an 286 de l’ère Chrétienne, y subit le martyre avec tous les soldats pour avoir refusé de sacrifier aux faux Dieux.
Dans l’auberge où nous nous arrêtâmes pour faire notre premier déjeuner composé de lait et de pain, nous apprîmes qu’il existait sur la route de Martigny et que nous avions passé, sans la remarquer, une petite chapelle élevée à l’endroit même où ces vaillants hommes furent massacrés. Quelle que fut notre admiration pour leur noble courage, elle n’allait cependant point jusqu’à nous faire retourner sur nos pas pour visiter les lieux qu’ils avaient arrosés de leur sang ; aussi, après avoir payé notre modeste écot, continuâmes-nous notre route par un brûlant soleil dont me garantissait quelques peu un parapluie qui, en mainte occasion, m’avait valu des plaisanteries de la part de mes compagnons de voyage. En ce moment il me dédommageait avec usure et de l’embarras qu’il put me causer quelques fois et des mauvais propos dont il m’avait rendu l’objet.
Je ne prétends pas toutefois qu’une personne de ma connaissance venait à me rencontrer tout-à-coup, eût pu garder son sérieux à la vue de mon singulier accoutrement.
Mon chef était couvert d’un feutre gris dont de nombreux chocs, qu’il avait reçus, avaient tant soit peu dénaturé la forme primitive. Une blouse à carreaux jadis verte, mais que la pluie, la poussière et le soleil avaient rendue d’une couleur fort douteuse, recouvrait une redingote assez propre qui ne figurait que dans les villes. Un pantalon de coutil dont les fils à moitié usés attestaient de longs services et une prochaine décadence ; des guêtres en cuir et des souliers ferrés composaient le reste de ma toilette, à moins que je ne mentionne une longue cravatte en mérinos, vulgairement appelée cache-nez, dont je m’enveloppais le cou pour me préserver de la température froide des glaciers et qu’ordinairement je portais en sautoir. Ajoute à cela une figure noircie par le soleil et que ne rendait pas fort agréable une barbe de près d’un mois. Figure-toi maintenant ce personnage tenant de la main gauche un parapluie, en guise de parasol ; de la main droite un bâton ferré long de six pieds, sur lequel il s’appuie avec autant de gravité qu’un évêque sur sa crosse, et tu auras le fidèle portrait de ton serviteur le 21 août 1837.
Du reste, si j’en excepte le parapluie et la couleur de la blouse, mes compagnons de voyage partageaient sous tous les rapports, chacun dans son genre, l’air tout soit peu brigand qu’ils daignaient m’attribuer ; si j’étais le Robert Macaire de la troupe, comme ils me l’ont souvent répété pendant la route, les Bertrand ne manquaient pas à ma suite.
En sortant de Saint Maurice, on traverse le Rhône sur un assez beau pont que deux portes ferment à ses extrémités. Ce pont sépare le canton du Valais du Canton de Vaud. À peine eûmes nous franchi la seconde porte, que, d’un corps de garde placé en face de nous, un gendarme à qui notre mise n’inspirait sans doute qu’une médiocre confiance en nos reliques, vint avec toute la politesse qui les caractérise en Suisse aussi bien qu’en France, nous demander nos passeports qu’il alla faire viser par ses supérieurs. Quand cette formalité eut été remplie nous nous acheminâmes vers Bex, que nous atteignîmes à midi et où nous déjeunâmes à l’hôtel de l’Union.
Mines de Sel de Bex (canton de Vaud)
En sortant de table, nous nous occupâmes du soin de visiter les mines de sel situées à une lieue environ du bourg. Nous sortîmes par le jardin de l’hôtel, pour abréger notre route et nous gravîmes un coteau assez rude qui nous conduisit dans une châtaigneraie : de là nous arrivâmes par un petit bois taillis à l’établissement des mines.
Perrio qui désirait faire l’acquisition de quelques graines des Alpes et qui avait appris par le Manuel du Voyageur que, la même, demeurait en un M. Emile Thomas, chez lequel il trouverait à s’en procurer, commença par se faire indiquer sa maison et nous l’y suivîmes tous.
Notre botaniste nous reçut à merveille et nous introduisit dans son laboratoire où il nous fit asseoir avec peine au milieu des herbiers qui encombraient les tables et les chaises. Jugeant à la sueur qui nous coulait du visage que notre gosier devait avoir souffert de la chaleur pendant la route, il nous fit servir deux bouteilles d’un petit vin blanc mousseux comme du champagne dont il nous fit un pompeux éloge. Nous nous empressâmes de le ratifier et il le méritait en effet ; Dieu veuille même, pour ceux qui ont acheté ses graines qu’il ait été aussi sincère à leur égard, qu’il le fut pour son vin.
Quand Perrio et lui eurent terminé une fort longue conversation dont j’enrageai sur ma chaise, mais à laquelle je ne pouvais, par bienséance, me soustraire, nous nous dirigeâmes vers la galerie souterraine d’où l’on extrait le sel.
Cette galerie creusée dans la montagne a 6,636 pieds de longueur, 7 de haut et 5 de largeur. Elle a été commencée en 1726 et achevée en 1823 seulement, les travaux ayant été suspendus pendant longtemps. Nous y pénétrâmes, tenant chacun à la main une lampe fumeuse qui n’était rien moins que faite pour flatter l’odorat. Nous avançâmes à la file sur des planches que l’on y a placées dans toute la longueur, pour faciliter la traction des petits chariots dans lesquels on transporte les pierres salées.
À 400 pieds de l’entrée se trouve le réservoir rond, vaste salle excavée dans le roc, d’une forme parfaitement circulaire de 80 pieds de diamètre et de 10 de hauteur. Le plafond n’est supporté par aucun pilier. Ce réservoir fait en 1826 sert d’entrepôt aux eaux faibles, à celles qui ont besoin de passer à la graduation.
À 134 pieds plus loin, notre guide nous fit remarquer un puits qui s’abaisse de 886 pieds au-dessous du sol de la galerie et qui a été creusé dans l’espoir d’y trouver de l’eau salée, mais cette entreprise n’a produit que de faibles résultats.
Pour nous faire juger de la profondeur de cet abyme, il versa sur une feuille de papier, dont il s’était muni à dessein, une partie de l’huile de sa lampe, de manière à l’imbiber entièrement puis y mettant le feu, il la laissa tomber. Nous suivîmes des yeux ce flambeau de nouvelle espèce qui descendit en voltigeant, soutenu qu’il était par l’air. L’éclat assez vif qu’il jetait d’abord, diminuait sensiblement à mesure qu’il s’éloignait de nous et bientôt il ne nous apparut plus que comme un faible point lumineux qui, passant, après plusieurs vacillations, à un état d’immobilité complète, nous apprit qu’il avait atteint le fond du puits.
Cette expérience terminée nous continuâmes d’avancer et nous arrivâmes à une espèce de rond-point d’où partaient plusieurs autres galeries. En tournant à gauche nous entendîmes un bruit sourd et lugubre que l’on nous dit provenir du travail des mineurs et bientôt, en effet, nous atteignîmes l’extrémité du couloir où nous nous trouvions engagés. Deux hommes dont une lampe éclairait à peine la figure noircie, étaient occupés à creuser dans le roc les deux trous de mine, destinés à faire sauter les pierres salées. Leur opération touchant à sa fin, nous voulûmes être témoins de l’explosion ; moyennant quelques batz que nous leur donnâmes, ils nous procurèrent ce spectacle. Une fois la mèche allumée, nous nous retirâmes avec eux dans la salle formant le rond-point dont j’ai parlé et, au bout d’une minute, nous entendîmes un bruit effroyable, répété par tous les échos de la galerie et prolongé sous les voutes immenses.
Nous retournâmes juger des effets de la mine et nous trouvâmes des quartiers de roche salée qui avaient été enlevés par la force de la poudre.
Ces pierres salées sont transportées dans de vastes salles appelées dessaloirs. On les y concasse grossièrement et on y introduit de l’eau douce pour en dissoudre le sel. L’eau salée des sources et celle des dessaloirs, quand elle est au-dessus de 20% de salure est immédiatement conduite aux chaudières par des tuyaux creusés dans des pieds de mélèze ; celle dont la salure est au-dessous est préalablement soumise au procédé de la graduation. Cette graduation consiste à faire passer de l’eau salée au milieu de fagots d’épines et à opérer ainsi une grande évaporation sans recourir au moyen trop dispendieux de la cuisson.
En quittant la galerie nous visitâmes les chaudières les bâtiments de graduation et une immense roue qui sert à élever l’eau afin qu’elle retombe ensuite goutte à goutte en traversant les fagots qui la, la divisant à l’infinie, rendent l’évaporation beaucoup plus prompte.
Cette inspection ayant duré plus longtemps que nous ne l’avions compté il était près de quatre heures, lorsque nous fûmes de retour à Bex et nous avions encore quatre lieues jusqu’à Villeneuve. Quelques-uns étaient d’avis de ne pas pousser plus loin et de rester coucher à l’hôtel où nous avions déjeuné ; les autres, et j’étais de ce nombre, opinaient pour continuer la route. Je vis le moment où il allait éclater dans la compagnie une scission que les discussions des jours précédents rendait inévitable ; heureusement qu’à notre retour à Bex, nous trouvâmes une voiture partant pour Villeneuve dans laquelle tout le monde fut d’accord pour prendre des places.
Millerot, les deux Ménard et moi nous fûmes installées dans l’intérieur en compagnie d’une bonne grosse paysanne de vingt-cinq à trente ans et d’un personnage demi bourgeois, demi-manant qui ne contribua pas peu à nous divertir.
Chemin faisant, je lui adressai la parole pour savoir à quelle distance de Villeneuve se trouvait Clarens où je désirais me rendre à pied le lendemain.
Ah ! me dit-il en souriant, d’un air malin, je vois ce que c’est, vous voulez aller voir le château de la belle Héloïse.
– Qu’est-ce donc que cette belle Héloïse, repris-je tout étonné et comme ne sachant pas ce qu’il voulait me dire ?
– Quoi, vous ne savez pas ce que c’est ; vous ne connaissez pas l’histoire de la belle Héloïse ; mais c’est le plus bel ouvrage de Jean Jacques, ajouta mon homme tout fier de nous montrer son érudition.
– Jean Jacques, lui répondis-je m’est tout aussi inconnu que l’ouvrage dont vous me parlez. Mais cette histoire, est-elle vraie ou faite à plaisir ; les faits qu’elle contient se sont-ils réellement passés à Clarens ?
– Comment, s’ils s’y sont passés répliqua mon interlocuteur, tout étonné de la défiance avec laquelle j’accueillais ses paroles ; oui sans doute, et demain vous pourrez même voir le château qui en a été le témoin.
– Y a-t-il bien longtemps de cela ?
– Oh oui, dit-il après un instant de réflexion, c’était dans le beau temps de Jean Jacques, vers 1787 ou 1788.
– S’il en est ainsi, en attendant que, sur votre recommandation, je puisse lire ce sublime ouvrage, je pourriez-vous pas me faire connaître en quelques mots quel est le fond de l’histoire de la belle Héloïse ; j’en visiterais demain les lieux avec bien plus de plaisir ?
– Rien de plus facile. Jean Jacques qui était un fameux philosophe de Genève devint amoureux de la fille d’un grand seigneur qui habitait le Chatelar, près de Clarens. Or, cette fille, c’était la belle Héloïse qui, de son côté, brûlait aussi d’amour pour le philosophe. Mais le père s’étant aperçu de la liaison qui existait entre les deux amants, entra en fureur et chassa Jean-Jacques de sa maison. La belle Héloïse désespérée d’avoir perdu celui qu’elle aimait de se précipita dans le lac pour ne pas survivre à son malheur.
Tel est, dit-il, le fond de l’histoire ; quant aux détails je ne me les rappelle pas fort bien et je vous en fais grâce.
Mon narrateur eut grandement raison de s’en tenir à cet abrégé succinct, car je voyais déjà poindre un sourire expressif sur les lèvres de mes compagnons et moi-même, avec la meilleure volonté du monde, je sentais mon air grave et sérieux m’échapper.
La conversation prit un autre cours et bientôt notre homme ayant su, que nous voyagions pour notre agrément, il nous demanda si nous avions été au Saint Bernard.
Sur notre réponse affirmative, il nous dit qu’il y était allé deux fois et que deux fois il en était revenu incommodé ; qu’aussi sa femme ne voulait pas qu’il y fit de nouveaux voyages.
– Mais quelle sorte d’incommodité avez-vous éprouvée et à quoi l’attribuez-vous car, pour notre compte, nous n’avons absolument rien ressenti ?
– Je ne sais trop, répondit-il ; ce qu’il y a de certain pourtant, c’est qu’à deux reprises différentes j’ai eu, pendant mon séjour à l’hospice, la poitrine oppressée, sans doute à cause de la rareté de l’air ; j’éprouvais en outre des bourdonnements dans la tête ; puis, une fois revenu chez moi, je suis resté plus de huit jours sans retrouver mes forces habituelles et n’ayant de goût à rien.
– Quoi, rien, sans exception ?
– Ma foi non.
– Diable ; m’écriais-je, je ne m’étonne plus que votre femme vous ait interdit les voyages au Saint Bernard, s’ils produisent en vous des effets aussi déplorables et s’ils portent de pareilles atteintes à votre amour conjugal.
– Ah ! Monsieur, les femmes sont terribles sur cet article-là : si jamais vous vous mariez, vous en aurez des nouvelles ; il n’y a as moyen de leur faire entendre raison. Rien de mieux, quand on est, comme vous, une verte jeunesse, mais je commence à me faire vieux, et moi qui, jadis, en valais bien un autre, maintenant …
– Je le vois bien, répondis-je, vous deviez être un fameux gaillard ; il suffit de vous voir pour s’en convaincre et je parierais que, parfois encore, bien que vous en disiez …….
Un sourire de mon homme plus expressif que ne l’eût été, de la part, une réponse orale, m’assura que tout en gardant son silence, il tenait cependant à nous laisser croire que j’avais rencontré juste.
– À propos, lui dis-je, pour relever la conversation, Comment sont les femmes à Villeneuve ?
– Fort bien, me répondit-il, elles ont surtout de beaux yeux noirs.
– J’en suis ravi ; j’adore les yeux noirs et vous, que préférez-vous des blondes ou des brunes ?
– Mais, répliqua-t-il en affectant un air modeste, je m’accommodais assez bien autrefois des unes et des autres ; j’avais cependant un faible pour les blondes attendu qu’elles sont ordinairement plus sentimentales.
– Et le costume du pays est-il coquet ?
– Pas mal, mais voyez plutôt, et, effectivement, en jetant les yeux du côté qu’il me désignait, j’aperçus trois jeunes filles, se tenant par le bras, dont la mise ne manquait ni d’originalité ni d’élégance. J’ajouterai qu’elles étaient fort jolies toutes les trois.
Villeneuve.
Nous arrivions en ce moment à Villeneuve. Nous fîmes, en descendant de voiture, nos adieux à notre compagnon de route qui allait coucher à Vervey et nous nous rendîmes au plus prochain hôtel.
Comme l’heure du souper n’était pas encore venue, nous mîmes à profit le temps que nous avions encore devant nous pour aller nous jeter dans le lac et nous y refaire des fatigues de la journée.
De ma vie, je ne me rappelle avoir pris un bain aussi délicieux. L’eau presque tiède était polie comme une glace et réfléchissait dans toute la longueur du lac comme une immense trainée de feu, projetée par les rayons du soleil qui se couchait du côté de Genève, entouré de nuages étincelants.
Perrio, Ménard, ainé et moi nous passâmes là une demi-heure au moins à exercer nos talents pour la natation et à lutter de vitesse en nageant. Ce ne fut même encore qu’avec peine que nous nous arrachâmes de ces belles eaux limpides.
Quant à Ménard, jeune, une réminiscence d’un mal de gorge qu’il avait, comme moi, en partant de Paris, l’obligea de se borner à être le témoin de nos évolutions. Millerot, lui, s’étant senti indisposé dans le courant du jour, sans doute par suite de ses courses forcées de la veille et de l’avant-veille, s’était mis au lit en arrivant et dormait du plus profond sommeil quand nous rentrâmes à l’hôtel. Nous y étions attendus par un assez bon souper où figurait le plat indispensable du pays, les truites du lac, auxquelles, du reste, nous fîmes autant d’honneur qu’elles le méritent.
Le château de Chillon
Mes compagnons de voyage devaient le lendemain matin, prendre le bateau à vapeur qui partait à huit heures pour Genève et se faire descendre près de Lausanne ; mais comme je tenais à ne pas quitter les bords du lac sans rendre visite aux lieux illustrés par Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse, je convins avec eux de partir une bonne heure et de me rendre pédestrement à Clarens et à Vervey où je les rejoindrais sur le bateau à vapeur qui devait y toucher.
À cinq heures j’étais debout, le lac sur le dos et le bâton du voyageur à la main. Je sortis de Villeneuve à la pointe du jour et je suivis une route délicieuse sur les bords même du lac dont elle suit les contours.
À une demi-lieue de Villeneuve, on trouve à gauche, assis sur un rocher au bord de l’eau le château de Chillon que je demandai à visiter en passant. Un brigadier auquel je m’adressai à cet effet, eut l’obligeance d’aller avertir la femme du concierge qui arriva au bout de quelques minutes.
Elle commença par me donner des renseignements sur l’époque de la fondation de ce château qui, je crois remonte au treizième siècle. Il fut bâti par un comte de Savoie fort cruel qui en avait fait son repaire et qui n’en sortait que pour aller de temps à autres ravager les terres de ses voisins.
Je descendis d’abord dans les cachots voutés où ce farouche tyran faisait détenir les prisonniers qu’il enlevait dans ses sanglantes expéditions. Une pièce de bois transversale ; placée dans un enfoncement que l’on me fit remarquer servait de potences à ces malheureux, après avoir subi un simulacre de jugement.
Ce château ayant plus tard servi de prison d’état, François Bonnivard, l’héroïque défenseur de la liberté de Genève y subit une longue détention. On vous montre encore un anneau de fer scellé dans l’un des piliers qui soutiennent la voûte et auquel fut enchaîné comme une bête féroce, ce grand citoyen dont le courage ne se démentit pas un seul instant.
Un jour mille voix lui apportent ces paroles si douces à l’oreille d’un prisonnier : « Bonnivard, vous êtes « libre » ; mais lui s’oubliant pour ne songer qu’à sa patrie s’écria vivement : Et Genève, est-elle libre aussi ? Oui lui répondit-on.
Tel fut le récit que m’adressa mon guide avec toute la gravité de circonstance, en face de ce pilier devenu l’objet de la curiosité et de la vénération publiques. Une multitude de noms gravés sur la pierre attestent le nombre de visiteurs et cette manie si universelle qu’éprouve l’homme de laisser dans les lieux qu’il a parcourus, des traces de son passage. Au milieu de ces noms fort inconnus pour la plupart, il en est un cependant sur lequel les yeux s’arrêtent avec complaisance. Les caractères en sont profondément tracés et l’on y reconnait une main habituée à graver pour l’immortalité. Ce nom est celui de Byron.
En quittant les cachots, je visitai la salle d’audience, et la chambre du Comte de Savoir, située au premier étage, au fond d’une petite cour. L’imagination peut tout à son aise, et sans que rien ne s’y oppose, en reconstruire le gothique ameublement, attendu qu’il ne reste que quatre murailles nues et dégradées. Le lambris seul conserve quelques traces d’une ancienne magnificence. Il était, me dit-on, parsemé de petites étoiles et de fleurs de lys en argent massif dont on voit encore la trace sur les solives. La présence de fleurs de lys était ici due à l’alliance que ce comte avait contractée avec une princesse de la famille royale de France.
Du reste, toute la prévoyance soupçonneuse du tyran se révèle encore dans la construction de cette chambre et dans ses abords. L’unique fenêtre qui l’éclaire est garnie de barres de fer qui rendaient tout accès de ce côté, impossible ; deux portes massives en chêne et couvertes de ferrures achevaient de le mettre à l’abri de toute surprise. Ces portes mènent, l’une dans la chambre de la comtesse, l’autre dans la principale tour du château qui en est comme la citadelle et où se trouvait son arsenal.
Je fus ensuite conduit dans une salle de moyenne grandeur située au rez-de-chaussée. Mes yeux se portèrent d’abord sur une trappe de quatre pieds carrés environ où semblait aboutir un escalier souterrain dont je voyais les premières marches. Mon guide à qui je demandai la destination n’existait pas et n’avait jamais existé ; c’était tout simplement l’ouverture de l’une des oubliettes du château. Cette espèce de puits dont le nom n’indique que trop bien l’usage auquel il servait, peut avoir, me dit-on de 40 à 45 pieds de profondeur. Les malheureux qu’on y descendait, étaient enfermés dans des sacs de crin dont on a retrouvé des fragments très bien conservés au milieu des ossements humains qui jonchaient le sol.
Comme je n’avais plus rien à voir dans ce château témoin de tant de vicissitudes et qui sert aujourd’hui d’arsenal au canton de Vaud, je me remis en route.
Clarens.
Je laissai bientôt à droite le village de Mortreux, situé sur le penchant d’un coteau qui, par une pente douce, descend jusqu’au lac et offre aux regards de vastes vignobles qui font la principale richesse du pays.
Quelques temps après avoir passé Mortreux, j’entrai dans un autre petit village dont je me disposais à demander le nom au premier venu quand, mes yeux s’arrêtant sur l’enseigne d’une mauvaise auberge, j’y lus ces mots : au bosquet de Julie.
J’étais à Clarens, il n’en fallait plus douter, je voyais ce village dont le nom si doux à l’oreille s’associe, dans nos souvenirs, aux plus belles pages de la Nouvelle Héloïse. Mais ce n’était pas tout, je voulais encore visiter les lieux plus spécialement témoins des scènes de cet admirable ouvrage ; il me tardait d’apercevoir, de contempler à mon aise, le château habité par Claire et par Julie et le bosquet où Saint Preux cueilli sur les lèvres de la maîtresse un poison enivrant ; car tous les personnages du roman n’étaient plus pour moi des êtres imaginaires ; ils auraient vécu dans ces lieux que je parcourais, ils reparaissaient devant moi avec toute leur grâce, tout l’intérêt qu’ils inspirent, tels enfin que les a créés le brillant pinceau qui nous a tracé les portraits.
Restait à trouver le château en question. De quel côté le chercher, par quel chemin diriger mes pas ? J’hésitais à le demander et je ne savais même en quels termes le faire ; sous quel nom désigner cette demeure ?
Demander le château de Julie, c’était m’exposer à me faire rire au nez et à voir disparaitre mes illusions que je nourrissais avec d’autant plus de soin qu’elles étaient à chaque instant pour moi une source de nouvelles jouissances.
Enfin, pour finir, je m’approchai d’un homme dont la physionomie me prévint en sa faveur et duquel je ne crus pas avoir à craindre un sourire ironique pour toute réponse à ma question. Je le priais de m’indiquer le chemin du château, sans le désigner autrement.
– Quel château, me dit-il ?
– Mais le château de Clarens, repris-je comme s’il avait dû lire ce qui se passait en moi, comme si l’on pouvait demander le chemin d’un autre château que celui où je voulais aller.
– C’est peut-être le Châtelar, me répondit-il après quelques instants.
– Oui, lui dis-je.
– En ce cas prenez à droite et dans un instant vous l’apercevrez.
Je suivis la route qu’il m’indiquait et bientôt, en effet, je vis à une petite distance devant moi, un vieux bâtiment du XVe siècle dont la construction tint à la fois de la forteresse et du manoir féodal. Il est situé sur un petit coteau planté de vignes et il ne m’en fallut pas d’avantage pour me convaincre que c’était bien là le lieu que je cherchai. Voilà, me dis-je, ces vignobles où se faisaient les vendanges dont Saint Preux donne à son ami des descriptions si délicieuses. C’est là que l’aimable cousine, toujours vive et pétillante, activait le travail de chacun et gourmandait les paresseux au nombre desquels le philosophes ne rougissait pas toujours de se trouver, peut-être pour s’attirer les plaisirs d’une réprimande. Il me semblait voir s’agiter sous mes yeux, au milieu des vignes, cette troupe joyeuse de vendangeurs ; j’entendais leurs chansons, leurs cris et leurs transports d’allégresse.
Mes pensées prirent un autre cour mais sans changer de sujet, pendant que je parcourais le chemin qui conduit au château par plusieurs sinuosités destinées à adoucir la pente. Je me représentai alors l’amant de Julie arrivant après dix ans d’absence, dans ces lieux dont le souvenir l’a suivi partout. Je me demandai à moi-même les émotions qu’il avait ressenties en gravissant ce coteau que je gravissais ; les pensées qu’il l’avait agité en revoyant le toit qui fut le berceau de son amour et où il allait retrouver à l’instant, mais dans les bras d’un autre, celle qui en fut l’objet.
J’arrivai ainsi à la porte du château et je pénétrai dans la cour. Mes yeux commencèrent par y chercher la remise où Saint Preux vit, avec tant de plaisir, reléguer la voiture, puis, quand j’eus bien rattaché à mes souvenirs du roman les différents objets qui s’offraient à ma vue, tâche que ma bonne volonté et l’espèce d’exaltation où je me trouvais, rendirent très facile ; je m’approchai du parapet d’une terrasse située devant le château et je découvris en face de moi, de l’autre côté du lac, les rochers de Meillerie.
C’est là, me dis-je encore, que Saint Preux, au milieu des rigueurs de l’hiver, passait ses journées, les yeux fixés sur le séjour de sa maîtresse et attendant la permission d’y revenir. C’est là que, plus tard, dans une circonstance critique, il lui montra comme un témoignage vivant de leur amour, leurs chiffres entrelacés et gravés sur la pierre ; je les voyais ensuite tous les deux, après cette excursion, traverser le lac pour revenir à Clarens ; j’étais le témoin de la douce extase où ils étaient plongés ; je me rappelai et je compris la terrible tentation qui s’empara de Saint Preux, lorsqu’à la vue de cette femme dont il pressait la main dans la sienne, il sentit se réveiller une passion mal éteinte et que, dans son désespoir de la posséder jamais, il fut au moment de la saisir dans ses bras pour se précipiter avec elle dans les flots.
Je n’ai certes jamais mieux senti que dans ces lieux combien les illusions ont le pouvoir sur notre esprit, combien nous sommes faciles à nous abuser nous-mêmes, avec quelle énergie enfin l’imagination peut maîtriser la raison et faire disparaître la réalité pour se créer un monde à sa guise. Peut-être aussi faut-il, pour éprouver ces effets une disposition d’esprit à toute particulière. Peut-être la sympathie que l’on ressent pour tels ou tels personnages même imaginaires, et le besoin que l’on a de croire à leur existence, ne sont-ils que le résultat d’une conformité plus ou moins grande des sentiments que l’on éprouve et de ceux qu’ils sont censés avoir eux-mêmes partagés.
Je savais que tous les personnages du roman de Jean-Jacques étaient des êtres inventés à plaisir, que Claire et Julie n’avaient jamais existé ; qu’il n’y avait rien de réel dans toutes les aventures dont Saint Preux est le héros ; je n’ignorais pas que l’auteur lui-même n’a jamais eu l’idée de placer les scènes de son ouvrage dans tel ou tel château du pays ; que la description de la campagne de M. de Wolmar se rapportait fort peu à celle que je visitais en ce moment ; eh bien ! malgré tout cela, je tenais encore à me persuader, et j’y réussis jusqu’à un certain point, que tous ces faits s’étaient bien réellement passés ; que j’étais sur le théâtre qui les avait vus ; que j’avais devant les yeux le château habité par les deux cousins, c’est à tel point qu’en m’en retournant pour reprendre la route de Vervey, je cherchais encore, au milieu des vignes la place qu’avait dû occuper le fameux bosquet témoin du premier baiser de nos amants. Je pensai qu’un stupide propriétaire, sans égard pour les souvenirs qui s’y rattachaient, l’avait sans doute fait disparaître afin de donner au sol une destination plus productive. C’est ainsi du moins que j’expliquai son absence et tu conçois qu’avec une pareille méthode on n’est embarrassé de rien.
De Clarens à Vervey, on compte une petite lieue que je franchis d’un pas rapide, malgré la chaleur qui commençait à se faire sentir. Je rencontrai sur ma route bon nombre de paysannes que le jour de marché attirait à la ville pour y vendre leurs légumes et leurs fruits. Leur figure n’avait en général rien de bien remarquable, mais un costume assez court et une tournure dégagée malgré la hotte qu’elles portaient sur le dos, faisaient oublier facilement ce qui prouvait leur manquer de ce côté. Elles étaient vêtues d’un jupon assez court pour laisser apercevoir des jambes fort avenantes ; un petit corset en velours noir leur dessinait admirablement la taille dont les manches à gigot de leurs chemises blanches faisaient encore ressortir la finesse. Enfin leur grand chapeau de paille à cuve arrondie et terminée par une espèce de champignon, contribuait à leur imprimer une physionomie pittoresque qui me rappela un peu les paysannes Suisses de l’opéra-comique.
Vervey.
J’entrai à Vervey vers huit heures et je me fis aussitôt indiquer le lieu où le bateau à vapeur s’arrêtait pour débarquer les voyageurs et recevoir les nouveaux qui se présentent. Je parcourus une partie de la ville qui m’a paru fort bien et j’arrivai sur une vaste place carrée que bornent d’un côté les eaux du lac. C’est là que je devais attendre.
Comme rien ne paraissait encore, je revins sur mes pas et me promenai de nouveau dans les rues où je remarquai de belles maisons en général et un grand luxe de fontaines publiques, ce qui, du reste, n’est pas rare en Suisse.
En traversant le marché pour venir reprendre mon poste d’observation, je ne pus m’empêcher d’admirer les beaux fruits de toutes espèces que j’y vis étalés. Les abricots surtout étaient d’une grosseur admirable ; ils charmaient tellement les yeux par leur coloris et l’odorat par le parfum qui s’en exhalait, qu’il me prit envie d’éprouver si le palais ratifierait la bonne opinion qu’ils faisaient concevoir. J’en marchandai une douzaine et je l’achetai après avoir débattu le prix avec une habileté et une insistance qui auraient fait honneur à la ménagère la plus expérimentée. Ma provision ainsi faite je vins m’installer sur le bord d’un petit canot qui avait été trainé sur le rivage et je mangeai là mes abricots qui étaient excellents.
Je venais de terminer cette occupation gastronomique et je lançais dans le lac mon dernier noyau, quand j’aperçus l’immense bateau à vapeur dont le large poitrail faisait écumer l’onde et qui avançait avec rapidité en laissant derrière lui une longue trainée de fumée. Bientôt je le vis tout-à-fait, pour attendre la petite barque qui venait du rivage lui apporter un nouveau contingent de passagers et recevoir ceux qui descendaient à terre.
Je trouvai au milieu d’une nombreuse société mes quatre compagnons qui, assis sur l’avant du navire, étaient en extase devant la beauté des lieux qui s’offraient à leurs yeux. C’est qu’en effet je doute qu’il puisse de rencontrer des conditions plus favorables que celles où nous étions, pour admirer cette nature si riche et si pompeuse. Le ciel dont aucun nuage ne ternissait dans les eaux du lac dont il semblait augmenter encore l’étonnante pureté. Le soleil éclairant de la plus vive lumière les coteaux en face desquels nous nous trouvons, en faisait ressortir, au milieu des vignes et des bosquets, les nombreux villages qui les couvrent, les uns perchés à leur sommet, les autres suspendus à mi-côte, d’autres enfin qui semblent se baigner dans les eaux du Leman.
Au nombre de ces derniers est Ouchy, où nous débarquâmes vers dix heures.
Lausanne.
Nous nous mîmes aussitôt en route pour Lausanne située au haut de la colline d’où elle semble dominer en reine sur tout ce qui l’environne.
Nous y arrivâmes après une demi-heure de marche dans un chemin passablement escarpé que bordent des deux côtés de jolies maisons de campagne.
Nous descendîmes à l’hôtel du faucon, autant qu’il m’en souvient et nous nous y fîmes donner une seule chambre pour déposer nos sacs, attendu que, le soir même, nous devions, s’il était possible nous acheminer vers Fribourg.
Lausanne est la capitale du canton de Vaud et doit renfermer, je suppose, 12 à 15000 âmes. Sa position à 450 pieds au-dessus du lac de Genève est admirable. Le terrain inégal sur lequel elle est bâtie, donne à certains rues une inclinaison très rapide en certains endroits, mais, à part cet inconvénient elles sont larges et bordées de belles maisons.
Nous commençâmes par visiter la cathédrale transformée aujourd’hui en temple protestant. Nous y arrivâmes par un escalier en bois et recouvert qui réunit l’un des quartiers bas de la ville au sommet de l’éminence où s’élève cet édifice. Les portes en étaient fermées, comme c’est l’ordinaire pour l’ordinaire pour tous les temples consacrés au culte réformé et nous fûmes obligés d’envoyer quérir le concierge pour nous les ouvrir.
Cette cathédrale, l’une des plus belles églises gothiques de l’Europe a été fondée vers l’an 1000 et sacrée en 1275 par le pape Grégoire. Elle est surmontée de deux grandes tours dont l’une sert de clocher et l’autre construite au-dessus du chœur présente une flèche élégante et très-déliée s’éleva à plus de 230 pieds au-dessus du sol. On pénètre dans l’église par deux superbes portiques ornés de statues et par trois petites portes. L’intérieur est orné de deux étages de galeries et renferme plus de mille colonnes dont quelques-unes sont d’un travail précieux. Le chœur séparé de l’église par un jubé en marbre noir présente une fenêtre ronde, appelée la rose, de trente pieds de diamètre et garnie de vitraux de diverses couleurs qui représentent des sujets de l’histoire sacrée.
On y voit aussi un grand nombre de tombeaux d’évêques dont les statues en pierre, couchées sur le dos portent, pour la plupart, la trace des haines religieuses qui ont désolé ce pays. Elles sont presque toutes mutilées ; aux unes la tête a été détachée du tronc ; à d’autres un bras sacrilège a arraché le nez et rendu la figure méconnaissable ; celles-ci enfin ont perdu la main où brillait l’anneau, signe distinctif de la dignité épiscopale.
Du reste, la transformation de cette magnifique église en temple protestant lui ôte la moitié de son prix ; outre que son architecture s’accommode assez peu de cette absence d’ornements qui tient à l’un des dogmes du calvinisme ; la séparation élevée entre l’intérieur de l’église et le chœur lui donne par la différence de style des deux constructions, l’apparence d’un édifice tronqué. L’œil remarque aussi avec peine au milieu de la nef des stalles en bois sculpté d’un travail précieux dont les dossiers hauts de douze à quinze pieds et destinés à être appuyés contre une muraille, nuisent à la perspective de la façon la plus désagréable. Ces stalles qui ornaient autrefois les deux côtés du chœur ont été placées en face de la chaire et servent aujourd’hui de sièges aux autorités du pays pendant les cérémonies religieuses.
L’heure du dîner nous empêcha d’accepter l’offre que l’on nous fit de monter dans les tours d’où la vue est, nous dit-on, admirable. Nous revînmes donc nous asseoir à table d’hôte avec un appétit qui dut laisser peu de profit à l’aubergiste sur les trois francs qu’il nous forçait de lui donner.
En quittant la salle à manger, nous nous fîmes conduire chez un voiturier avec lequel nous convînmes d’un prix pour nous transporter à Fribourg. Nous lui donnâmes rendez-vous pour sept heures et nous passâmes le reste du temps à courir.
Nous visitâmes dans l’après-midi le château, mais à l’extérieur seulement, la terrasse Saint Pierre qui sert de promenade publique et d’où l’on aperçoit le Léman au milieu des Alpes majestueuses qui l’encadrent, enfin les autres parties de la ville que nous ne connaissions pas encore.
À l’heure indiquée notre calèche arriva devant la porte de l’hôtel, traînée par deux coursiers dont les flancs amaigris et le cou modestement penché vers la terre ne nous promettaient pas une grande vitesse pour la route que nous avions à faire.
Après avoir attaché notre modeste bagage, nous nous installâmes nous-mêmes et bien que mal, les deux Ménard et Millerot dans le fond, comme ceux dont la corpulence s’accommodait le mieux du peu de largeur de la voiture, Perrio et moi sur la banquette de devant où nous étions fort à l’aise comparativement à nos vis-à-vis. La nuit nous prit en sortant de Lausanne et, comme dans la circonstance nous n’avions rien de mieux à faire qu’à dormir, chacun de nous s’occupa, non sans s’attirer des réclamations de la part de ses voisins, de chercher la position la plus propre à goûter les douceurs du sommeil. Pour mon compte, je n’attendis pas longtemps, mais ce premier somme ne fut pas de longue durée.
L’immobilité subite à laquelle passa la voiture en s’arrêtant à la porte d’une auberge me réveilla tout-à-coup. Mon premier mouvement fut, comme tu le penses, de demander en quel lieu nous étions et combien de lieues nous avions faites. Notre Automédon n’était déjà plus sur son siège pour me répondre en sorte que ma curiosité ne put être satisfaite sur le premier point ; quant au second ma montre m’apprit que deux heures seulement s’étaient écoulées depuis notre départ ; j’en augurai qu’au train dont nous avions dû marcher avec un pareil équipage, nous avions bien fait deux lieues.
En ce moment le cocher ayant reparu sur le seuil de la maison, je le pressai de se remettre en route, mais lui, avec le plus grand sang-froid du monde, me répondit que les bêtes avaient besoin de reprendre haleine et qu’il ne pourrait pas repartir avant une demi-heure. En disant ces mots et comme pour nous prouver qu’il parlait bien sérieusement, il rentra dans l’auberge.
Quelque suspect que nous parût l’intérêt si grand qu’il semblait porter à ses chevaux et bien qu’il fût même avéré pour nous que nous restions ainsi en panne, moins pour leur laisser le temps de se reposer que pour donner à leur conducteur celui d’apaiser la soif qui d’ordinaire s’attache au gosier des postillons, nous acceptâmes cette station comme une nécessité qu’il fallait subir. Nous repartîmes enfin et je m’endormis de nouveau. Quand je me réveillai, la voiture était immobile et j’étais seul sur ma banquette, en face de Ménard ainé, qui occupait aussi à lui seul la banquette opposée. J’avançai le nez à la portière et je reconnus à la lueur incertaine des étoiles que nous étions dans la cour d’un hôtel. Tout en plaignant notre malheureux conducteur d’être obligé de recourir à d’aussi nombreuses stations, je descendis de la voiture à mon tour et je trouvai mes trois compagnons qui se promenaient dans la rue pour se dégourdir les jambes. Je me mis à faire comme eux et cédant bientôt à la douce influence de la nuit, je recours pour me distraire, au talent que le ciel a daigné me départir pour le chant, talent souvent contesté, j’en conviens, surtout par le doux Ménard, qu’un sentiment de rivalité rend quelques fois d’une partialité révoltante dans ses critiques. J’évoquai mes souvenirs d’opéras et de vaudevilles, je mis tout à contribution, depuis Robert le Diable et les Huguenots jusqu’à la plaintive romance, au risque de troubler le sommeil des habitants du lieu et de me faire donner à tous les diables.
Cette halte fût heureusement la dernière, et nous ne nous arrêtâmes plus désormais qu’à Fribourg, où nous arrivâmes à dix heures du matin.
Fribourg.
Nous descendîmes à l’hôtel des marchands, situé près de la cathédrale dont nous nous mîmes à contempler l’extérieur par la fenêtre de notre chambre. Le luxe des canaux qui servent d’écoulement aux gouttières fût-ce qui frappa d’abord nos regards, ils sont en fer doré et représentent soit des dragons ailés, soit tous autres monstres que l’on voudra qui font saillie de plusieurs pieds et semblent se détacher de la muraille pour s’élancer sur vous.
En sortant de l’hôtel, nous commençâmes tout naturellement à rentrer dans cette église consacrée à Saint Nicolas et fondée à la fin du XIIIe siècle. Cette première visite ne fût pas longue car notre intention était d’y revenir pour entendre, s’il était possible, le magnifique jeu d’orgues qui s’y trouve et dont nous avions ouï dire des merveilles. En nous dirigeant ensuite vers la porte Bourguillon, nous aperçûmes sur une place, dont le nom m’échappe en ce moment, le tilleul planté le 22 juin 1476, en mémoire de la bataille de Morat, gagnée par les Suisses sur Charles le Téméraire, duc de Bourgogne ; après trois siècles et demi d’existence, cet arbre est loin d’avoir perdu sa vigueur et il paraît destiné à rappeler aux Suisses, pendant longtemps encore, le noble courage de leurs pères et la victoire qu’ils remportèrent sur un de leurs ennemis les plus acharnés.
La porte Bourguillon à laquelle nous arrivâmes après une demi-heure de marche est un édifice ancien mais peu remarquable. Elle est située sur un coteau en face de Fribourg dont elle est séparée par une vallée au milieu de laquelle coule la Sarine. De ce lieu on peut admirer à son aise, la position pittoresque de la ville bâtie sur un rocher de gré coupé à pic en divers endroits et l’aspect singulier que lui donne les nombreux clochers des églises et des couvents qui s’élèvent entre les maisons.
Près de cette porte se trouve aussi une petite chapelle dédiée à Notre Dame de Lorette et ornée à l’extérieur de plusieurs statues que contiennent des niches pratiquées à cet effet dans la muraille. La porte étant fermée nous ne pûmes y pénétrer, mais en grimpant jusqu’aux fenêtres, nous aperçûmes une multitude d’ex voto qui nous prouvèrent que la patronne était en grand renom dans le pays.
Nous rentrâmes en ville et nous dirigeâmes nos pas vers le collège des Jésuites situé dans la partie la plus élevée de Fribourg. Ce bâtiment est fort ancien et semble par la position aussi bien que par la structure, une véritable citadelle. Nous entrâmes dans l’église qui est très ornée et qui respire même un air de coquetterie. Nous y remarquâmes de beaux autels en marbre, plusieurs tableaux qui ne nous ont pas paru sans mérite et enfin, au lambris, des peintures à fresques allégoriques, dont je n’eus pas la patience de chercher l’explication.
Il ne nous restait plus à voir que le pont suspendu, qui se trouve à l’autre extrémité de la ville sur la route de Berne. Nous nous y rendîmes de suite. Ce pont en fil de fer est long de 910 pieds et réunit les rochers sur lequel s’élève Fribourg au coteau opposé, en traversant la vallée qu’il domine de 160 pieds. Il est terminé à ses extrémités par deux portiques d’une structure élégante qui servent de culées et qui supportent les câbles auxquels est suspendu le tablier. Cette construction hardie est, nous dit-on, l’ouvrage de monsieur Chaley, ingénieur français. Pendant que Millerot et Perrio allaient prendre un train, nous rentrâmes à l’hôtel, les deux Ménard et moi pour nous reposer de nos courses, mais nous n’étions pas dans notre chambre depuis un quart d’heure, lorsque des sons d’orgues qui vinrent frapper nos oreilles nous appelèrent à la cathédrale. Nous y trouvâmes une trentaine d’étrangers que la curiosité y avait attirés comme nous et qui semblaient prêter une attention religieuse au morceau que l’organiste exécutait en ce moment. C’était l’ouverture de Guillaume Tell, que je ne tardai pas à reconnaître. Nous prîmes place à notre tour sur des bancs disposés dans toute la longueur de la nef et nous restâmes bientôt saisis d’admiration. Jamais orchestre, sans même en excepter celui de l’opéra, n’avait produit sur moi l’effet que je ressentais en ce moment. Ces sons graves et sonores en excitant dans mon âmes une exaltation inconnue me révélèrent dans la musique une puissance que je ne soupçonnais pas. C’est qu’aussi l’on ne savait en vérité ce qu’il y avait de plus admirable ou de la beauté et de la perfection de l’instrument ou du talent de l’interprète qui le faisait si bien parler. Tantôt les sons imitaient la pluie, la grêle et le bruit du tonnerre, tantôt vous auriez cru que 30 à 40 femmes chantaient en cœur, mêlaient leurs voix pures et fraiches aux mâles accents de l’orgue. L’illusion était même telle sous ce dernier point que je vis le moment où une personne placée derrière moi allait parier avec son voisin que c’était bien réellement des voix humaines que nous entendions.
Nous passâmes une heure entière dans cette douce occupation et ce n’est certes pas une de celles dont je me souviens avec le moins de plaisir. Que n’ont-elles même toutes été aussi bien employées !
Nos explorations se trouvant ainsi terminées, nous profitâmes d’une voiture de retour qui partait dans l’après-midi pour Berne.
Berne.
Nous arrivâmes dans cette ville vers neuf heures du soir et nous descendîmes sur la recommandation de notre cocher à l’hôtel de l’ours, où notre installation ne laissa pas que d’être assez divertissante.
Nous quittions cette partie de la Suisse que l’on désigne communément sous le nom de Suisse Française pour entrer dans celle où l’allemand seul est en usage, et cela, sans savoir un mot de cette dernière langue. Nous espérions bien, il est vrai, que, dans chaque hôtel, nous trouverions une personne au moins, pour nous servir d’interprète et nous donner les renseignements dont nous aurions besoin ; cependant, notre début ne fut pas heureux sous ce rapport en arrivant à Berne, où, soit par l’importance de cette ville, soit par des relations et son voisinage avec les villes françaises, nous devions avoir moins à craindre, que partout ailleurs, un inconvénient de ce genre.
La maîtresse de l’hôtel qui seule avait la prétention de parler français et qui, le plus souvent encore, ne parvenait à se faire entendre de nous qu’au moyen d’un nombre infini de périphrases et de circonlocutions, nous conduisit dans les chambres qu’elle nous destinait, mais appelée sans le doute à d’autres soins, elle nous laissa en tête à tête avec une jeune servante assez éveillée, qui ne répondait que par des sourires à toutes les questions qui lui étaient adressées. Désespérant de nous faire entendre, nous prîmes le parti de recourir aux signes et Dieu sait les quiproquos qui en résultèrent. Soit défaut de clarté dans notre pantomime, qui n’avait pas encore ce degré de perfection, qu’un plus long exercice nous fit acquérir plus tard, soit nouveauté d’un pareil langage pour la personne à laquelle nous nous adressions, nos gestes n’y furent pas plus heureux que nos paroles.
Demandions-nous une chose, on nous en apportait une autre. Tâchions-nous de faire entendre qu’une seule chandelle ne nous suffisait pas et qu’il nous en fallait une seconde, on revenait bientôt, d’un air triomphant avec un entonnoir. C’était enfin, si la chose n’avait pas été plaisante, à se donner à tous les diables.
Mais le moyen de tenir son sérieux en voyant cette jeune servante qui, les yeux fixés sur nous, cherchait à saisir le sens de tous nos mouvements et qui, croyant parfois l’avoir deviné, nous faisait de la tête un signe affirmatif mais revenait bientôt pour nous prouver qu’elle avait pris tout juste le contre-pied de ce que nous avions voulu dire ? Nous finîmes pourtant, mais après bien des difficultés, par faire entendre que nous désirions nous coucher et qu’il fallait préparer nos lits sur le champ. Nous ne tardâmes pas à nous y installer, mais quels lits bon Dieu ! Bien que depuis notre arrivée en Suisse, nous eussions appris à n’être point difficiles sur cet article, ceux-ci étaient au-dessous de tout ce que nous avions rencontré, y compris les lits du Saint Bernard auxquels Perrio gardait encore rancune. Quant à moi, je m’inquiétais fort peu de la dureté des matelas ou, pour parler plus juste, du simple matelas qui, le plus ordinairement recouvrait la paillasse, mais ce à quoi je n’ai pu parvenir à m’habituer, c’est l’exiguïté des draps et des couvertures qui n’étant pas assez larges pour se replier sous les matelas, s’en allaient, chaque nuit, de côté et d’autre en me laissant à découvert. Tous les matins, je ne manquais pas de les trouver sur le parquet où ils entraînaient aussi l’énorme édredon qui, d’habitude, recouvre le pied du lit.
Perrio, lui, prétendait sans cesse être couché sur des planches et qui ne tarissait pas de plaintes à cet égard, quoiqu’il dût moins que tout autre être sensible à un pareil inconvénient, se servait de cet édredon en guise de lit de plume et le plaçait sous ses draps afin de reposer plus mollement.
Nous passâmes à Berne la journée du 24 août afin de visiter les curiosités de cette ville qui peut être considérée comme la capitale de la Suisse.
Je laissai mes compagnons savourer le bonheur de dormir tout leur soûl bonheur dont plusieurs d’entr’eux se voyaient à regret privés bien souvent ; aussi en ma qualité de réveille-matin étais-je quelquefois en butte à des boutades de mauvaise humeur et avais-je à supporter un déluge de réclamations et de plaintes. L’habitude m’y avait rendu fort insensible et même, dans l’occasion, je recourais au pot à eau pour donner à mes paroles une autorité qui devenait parfois nécessaire, lorsque des oreilles paresseuses semblaient ne pas les avoir entendues. Le doux Ménard était, de tous, le plus souvent affecté de cette surdité complaisante, mais, pas compensation, le sens de la vue en acquérait chez lui plus d’activité, car, dès que j’arrivais, tenant à la main l’instrument du supplice, mon homme à qui, malgré les yeux fermés, aucun de mes gestes n’échappait, sautait bien vite de son lit en criant grâce.
Deux ou trois fois cependant je fus obligé de joindre l’effet à la menace et de lui administrer un bain local qui, sans avoir de danger pour sa santé, dissipait, comme par enchantement, la torpeur dans laquelle il semblait enseveli. Sa tête se redressait alors de même que celle d’un serpent, ses yeux flamboyants me lançaient des regards qu’il tâchait de rendre furieux et sa bouche faisait pleuvoir sur moi du ton le plus bénévole, une bordée d’injures et de malédiction que je recevais avec une froide impassibilité.
En ce moment j’eus recours aux précautions les plus délicates pour ne point troubler leur sommeil, mais avec l’espoir de prendre ma revanche le lendemain matin et je sortis de l’hôtel. Je marchai devant moi sans but fixe et je parcourus ainsi la plus grande partie de la ville, observant de côté et d’autre, m’arrêtant en véritable flâneur tantôt devant un magasin, tantôt devant un monument, tantôt enfin pour regarder passer quelque jeune fille dont la figure aussi bien que le costume, était faite pour attirer les regards. Je n’étais certes pas homme à laisser passer inaperçu l’air sémillant des Bernoises avec leurs bonnets garnis de larges dentelles noires, leur corset de velours orné de chaînettes d’argent et leur jupon court qui ne cache que ce qu’il faut d’une jambe fine recouverte d’un bas de couleur.
Berne fondé en 1191 par le Duc de Zoringuen, Berthold V, est bâti sur une presqu’île formée par l’Aar : sa position à une centaine de pieds au-dessus de ce fleuve, rappelle un peu celle de Fribourg au-dessus de la Sarine. Du reste, Berne peut, à juste titre, être rangé parmi les villes les plus élégantes de l’Europe. Il est très régulièrement bâti, les rues sont larges, bien pavées et bordées de jolies maisons. Des deux côtés règnent des arcades qui offrent aux piétons un abri contre les injures du temps et qui n’ont d’autre inconvénient que de rendre un peu obscurs les magasins situés dans les rez-de-chaussée : au milieu des principales rues coule un ruisseau dont les eaux encaissées dans un lit de pierres de taille de 18 pouces environ en profondeur sur deux pieds de large, servent au besoin à nettoyer les rues en contribuant à rafraîchir l’atmosphère pendant les chaleurs de l’été.
De belles fontaines jaillissantes pour la plupart décorées de figures curieuses dont quelques-unes rappellent des faits historiques, sont placées de distance en distance sur le ruisseau et fournissent aux habitants une eau limpide et salubre.
L’une d’elles représente sur une colonne d’ordre corinthien la statue de la justice, les yeux bandés, le glaive d’une main et la balance de l’autre.
La fontaine de l’Orge n’est pas moins curieuse : sur une colonne cannelée est assis un ogre qui mange un enfant et qui en a plusieurs autres dans la ceinture et dans les poches. La frayeur très bien exprimée sur la figure de ces enfants et une troupe de petits ours dansants qui sont sculptés sur la colonne ont valu une réputation au statuaire qui est l’auteur de cet ouvrage.
Ailleurs est également placé sur le chapiteau d’une colonne un ours dressé sur ses pattes de derrière, vêtu d’une cotte de maille et coiffé d’un casque : une longue épée est suspendue à sa gauche et une dague à sa droite ; dans l’une de ses pattes il tient une bannière et dans l’autre un écusson aux armes du Duc de Zoringuen.
Ici ce sont des enfants qui dansent en trainant des oies après eux, tandis qu’un berger joue de la cornemuse ; plus loin, c’est David avec sa fronde, dans l’attitude de lancer une pierre contre le Goliath placé en face dans une grande niche de la tour de ce nom.
Je m’arrête là ; il serait trop long de faire passer sous tes yeux les sujets plus bizarres les uns que les autres qui servent d’ornements à ces fontaines, et surtout d’en chercher l’explication, car ils tiennent, pour la plupart, soit à l’histoire du pays, soit à ses traditions populaires qui sont à moitié tombées dans l’oubli.
Je rentrai vers neuf heures et je trouvai mes quatre dormeurs qui venaient de se lever. Je recommençai en leur compagnie, plusieurs des courses que je venais de faire à l’instant et je me chargeai même de les conduire vers les lieux qui m’avaient semblé devoir fixer l’attention.
Après avoir circulé quelque temps dans les rues et visité les principaux édifices publics, entre autres, l’hôtel de ville dont l’architecture est assez originale, nous arrivâmes sur une promenade qui se trouve derrière ce monument. C’est ce que l’on appelle la terrasse de l’hôtel de ville. Cette promenade d’où l’on découvre le cours de l’Aar forme un talus recouvert de gazon et coupé par trois terrasses qui communiquent entre elles par des chemins en zig-zag. Nous y restâmes quelque temps, puis nous avançâmes jusqu’à l’extrémité de la ville. Là, nous primes à droite pour descendre dans les quartiers qui se trouvent sur les bords même de l’Aar du côté du midi. Cette espèce de fauxbourg ne nous offrant qu’un médiocre intérêt, nous profitâmes, pour remonter vers la partie supérieure de la ville d’un de ces escaliers en bois et recouverts qui sont fort communs en Suisse pour communiquer d’un quartier inférieur à un autre plus élevé.
Cet escalier nous conduisit près de la Plate-forme qui est sans contredit non seulement la plus belle promenade de Berne, mais encore l’une des plus curieuses de l’Europe. Sa position élevée qui permet à l’œil s’embrasser à la fois la vaste contrée qu’elle domine et la chaîne des Alpes qui borde celle-ci à l’horizon, ajoute aux délices du local dont on a tiré tout le parti possible en réunissant l’élégance à la plus grande simplicité.
Deux belles grilles en fer avec des lances dorées interdisent, pendant la nuit, l’accès de la Plateforme. L’une de ces grilles donne sur la place de la Cathédrale. La proximité de cet édifice nous fit le visiter à l’instant même bien que nos estomacs nous sollicitassent grandement de diriger ailleurs nos pas.
Du reste la visite ne fut pas longue. Cette église devenue comme celle de Lausanne, un temple protestant, nous offrit aussi un semblable spectacle. Les mêmes dégradations, les mêmes changements dans les distributions d’intérieur nous ont signalé partout la victoire remportée sur le catholicisme par la religion formée. Mais, le dirai-je, le culte protestant m’apparut bien plus grand, bien plus digne d’admiration dans ses propres temples avec leur noble simplicité, que dans ces églises bâties pour d’autres croyances où il semble un hôte étranger, arrivé de la veille et qui a tout bouleversé pour faire acte de propriétaire. Ce luxe d’architecture des cathédrales gothiques, ces vitraux peints dont le coloris a résisté aux siècles, ces stalles d’un travail aussi coquet que précieux et ornées de petites statuettes de saints qui ne doivent leur conservation qu’au talent de l’artiste qui les a sculptées, tous ces objets sont autant d’accusateurs qui s’élèvent contre la destination actuelle de l’édifice et dont la voix retentit sans cesse pour crier à l’usurpation.
En rentrant à l’hôtel rien n’était encore prêt pour le déjeuner, grâce ) l’attention que l’on avait eu de nous attendre pour savoir ce que nous désirions. Nous nous empressâmes de recommander un bifteck et des côtelettes comme les deux plats dont la préparation exigeait le moins de temps et nous allâmes nous mettre à table où, pendant une demi-heure nous en fûmes réduits à nous regarder les uns les autres, occupation qui nous parut assez monotone pour le moment soit dit sans nous faire tort.
Notre déjeuner fut enfin servi et l’amour propre du cuisinier dut être satisfait de la promptitude avec laquelle le tout disparut en un instant. Notre appétit, déjà suffisamment aiguisé par les courses de la matinée fut encore excité par un petit vin blanc dont nous fîmes de copieuses libations, car je dois l’avouer, nous étions devenus d’intrépides baveurs et chacun de nous n’allait pas à moins de deux bouteilles par jour. Il est vrai de dire, pour notre honneur, que ce vin fort léger nous inspirait une douce gaité sans que la raison s’en ressentit aucunement. Le cerveau de notre doux Ménard lui-même avait fini par s’aguerrir ; il ne déraisonnait plus que de deux jours l’un et c’était, pour nous, cent pour cent de bénéfice.
En nous levant de table, nous recommençâmes à courir ; nous nous avançâmes jusqu’à la porte de la ville pour laquelle nous étions arrivés la veille et que l’obscurité nous avait empêché d’apercevoir. C’est, sans contredit, la plus belle entrée de tout Berne. Une magnifique grille en fer donne accès dans la principale rue qui se déroule dans une grande longueur. Cette grille est soutenue par deux piliers en pierre que surmontent deux ours de bronze. Ces animaux sont représentés accroupis sur leurs pattes de derrière et semblent, comme deux sentinelles avancées, veiller à la sureté de la ville.
L’ours, on le sait, figure en première ligne dans les armes du canton de Berne ; aussi le trouve-t-on prodigué partout avec profusion dont il n’y a pas d’exemple. Monuments, édifices publics, fontaines, pièces de monnaie, tout vous le représente tantôt sous une forme grotesque qui le laisse deviner à peine, tantôt avec l’extérieur qu’il tient de la nature.
Le gouvernement possède trois ou quatre ours vivants à l’entretien desquels est affectée une rente léguée jadis, à cet effet, par un riche habitant du canton. De belles loges construites près des remparts du nord servent d’habitation à ces animaux qui sont regardés comme les protecteurs et le Palladium de la ville. Aussi jouissent-ils d’une haute considération et sont-ils entourés des soins les plus délicats ; la maladie de l’un d’eux est considérée comme le présage d’une calamité publique. L’histoire dit même que lors de la prise de leur ville par les Français, les Bernois furent bien moins affligés de l’enlèvement de leur trésor que de la perte du plus beau de leurs ours. Cet infortuné quadrupède fut conduit, comme un roi détrôné, pour orner le triomphe du vainqueur et s’en vint végéter obscurément dans les fosses du jardin des plantes. Là il dut sans doute réfléchir à la fragilité des choses dans ce monde, lui, qui précipité du haut rang qu’il occupait se vit tout-à-coup devenir le jouet et la risée du premier badaud.
Le temps nous manqua pour aller tirer notre révérence à ces hauts et puissants seigneurs et Perrio ne fut pas l’un de ceux à qui cette privation couta le moins. Cette visite avait été remise au soir mais la longue séance que nous fîmes dans des magasins d’objets en bois sculpté la rendit impossible. Nous aurions cependant tâché de nous y rendre sans la découverte d’un magasin bien mieux approvisionné que ceux d’où nous sortions et qui nous ayant retenus plus d’une heure nous fit commettre cette impolitesse à l’égard de Nosseigneurs les Ours.
Avant de quitter Berne, je dois dire deux mots d’une horloge assez curieuse que nous eûmes plusieurs fois l’occasion d’admirer en allant et en venant. Elle est située dans une tour carrée qui fait saillie de toute son épaisseur sur la rue et elle offre un mécanisme assez curieux.
Un coq de bois aussi enrhumé que celui de l’horloge de Lyon chante deux fois une minute avant que l’heure sonne et deux fois après qu’elle a sonné ; un mannequin coiffé d’une marote annonce également l’heure en frappant avec de petits marteaux sur deux clochettes en même temps qu’une troupe de petits ours en différentes postures parcourt un petit cercle ; un autre personnage, assis sur un trône compte l’heure en ouvrant la bouche et en abaissant un sceptre qu’il tient d’une main, tandis qu’il tourne avec l’autre un sablier ; un petit lion dressé et tenant d’une griffe une épée indique également l’heure en inclinant celle-ci et en faisant un léger mouvement avec le tête. Enfin dans le campanile on voit un automate représentant le Duc de Zoringuen tout armé qui fait le mouvement de frapper sur une cloche chaque coupe de l’heure qu’elle sonne.
Thun – Le lac de Thun
Le vendredi 25 nous partîmes à cinq heures du matin, laissant à Berne Millerot qui, plus mécontent chaque jour et de l’itinéraire que nous suivions et du mode de voyage que nous avions adopté, s’était enfin décidé à faire bande à part. Cette résolution nous charma tout autant que lui, car s’il put désormais partir et s’arrêter à sa guise ; de notre côté, nous gagnâmes à son absence de ne plus avoir à chaque instant la discorde au milieu de nous ; s’il se félicita d’échapper à la censure et à l’opposition que ses projets rencontraient quelquefois, nous nous vîmes aussi avec plaisir débarrassés des boutades que sa mauvaise humeur ne nous épargnait pas et auxquelles j’étais, pour ma part, fort souvent en butte.
Nous franchîmes les quatre lieues qui séparent Berne de Thun dans une grande voiture, espèce d’omnibus, où l’on était assis de côté. Je m’abstiendrai de rien dire du pays que nous traversâmes, car pendant une partie de la route je dormis d’un profond sommeil : je fus même, me dit-on plus tard, sans pitié pour mes voisins sur l’épaule desquels ma tête, balancée par le mouvement de la voiture, allait de temps à autre, chercher un point d’appui.
Ménard, lui, serait aussi, j’en suis certain, dans l’impossibilité de décrire ces mêmes lieux, non pas qu’il n’eût les yeux ouverts ; il était même fort éveillé, s’il faut l’en croire, mais une autre occupation l’absorbait entièrement.
Le hazard avait placé près de lui un certain objet qui lui parut plus digne de son attention que des cascades ou des montagnes. C’était une femme de 25 à 30 ans dont l’extérieur, quoi qu’il ait pu en dire, n’avait rien que de fort ordinaire. Ses yeux noirs ne laissaient pas que de briller d’un certain feu, mais en revanche, les cheveux crépus, son teint olivâtre, son nez épaté et ses grosses lèvres trahissaient chez elle une origine africaine qui ne m’aurait que médiocrement flatté.
Notre doux ami ne considéra point sa voisine d’un œil aussi indifférent et la vue, la proximité peut-être aussi le contact fortuit de ses formes arrondies vint porter le trouble dans son cœur vierge encore ainsiq u’il aime à le répéter souvent.
D’abord, il se contenta de jeter à la dérobée quelques regards furtifs puis son audace croissant avec son ardeur, il osa enfin fixer deux prunelles noires et voluptueuses qui ne restèrent pas muettes à l’appel qui leur était adressé. Quand cet échange d’œillades eut ainsi duré quelques temps, il feignit de changer de position sur sa banquette et heurta, comme par mégarde, le genou de son Africaine près de laquelle il se trouva aussi près placé que le permettait la décence. Bientôt il fit avec le genou un nouveau mouvement dont le sens était cette fois fort clair ; aussi fut-il compris et la réponse ne se fit pas longtemps attendre. Elle arriva par la même voie et fut reçue avec enthousiasme. Enhardi par les bonnes dispositions de sa voisine, notre Lovelace se mit encore en devoir de gagner du terrain ; sous prétexte d’ouvrir l’une des glaces de la voiture il étendit son bras et saisit une taille que l’on ne chercha point à lui disputer. Quelques libertés plus grandes auraient même été prises, s’il faut en croire le héros de l’aventure : je n’affirme rien à cet égard.
Le Roman en était à ce point quand nous arrivâmes à Thun om nous devions prendre le bateau à vapeur. Ménard dont les folies amoureuses se trouvaient forcément interrompues, suivit d’un œil langoureux sa belle inconnue qui se fit conduire à l’hôtel et qui, au moment de s’éloigner, détourna encore la tête pour recevoir et adresser quelques dernières œillades en signe d’adieu.
Nous entraînâmes vers le bateau à vapeur notre malheureux ami dont le cœur saignait d’une pareille séparation. Arrivés au lieu où l’on s’embarque, nous apprîmes que le départ n’aurait lieu que dans une demi-heure. Nous revînmes alors sur nos pas et nous entrâmes, Ménard jeune, Perrio et moi dans une petite auberge où nous nous fîmes servir du pain et du lait. Quand ou doux Ménard, soit qu’il dédaignât d’entrer dans une maison d’aussi mince apparence, soit qu’après les émotions qu’il venait de ressentir, la solitude fût un besoin pour lui, il nous quitta pour aller déjeuner dans un café.
À neuf heures nous revînmes au bateau où nous ne tardâmes par à voir monter … qui ? celle qui tout-à-l’heure avait tant fait soupirer notre infortuné compagnon, la belle qui était encore l’objet de ses plus douces pensées et dont le retour inespéré le remplit d’un bienheureux espoir. Mais, l’ingrate, la perfide, feignant de ne pas l’apercevoir, bien qu’il n’épargnât rien pour attirer ses regards, alla s’asseoir près d’un jeune homme avec lequel elle répéta sans doute la scène de la voiture.
Nous fîmes de notre mieux pour consoler l’amant délaissé, du coup funeste qui venait l’atteindre dans ses illusions les plus chères et nous réussîmes, non sans peine à lui faire oublier la malheureuse qui s’était ainsi jouée de son amour.
Le lac de Thun sur lequel nous voguions en ce moment peut avoir cinq lieues de long sur une et demie de large. Il est traversé dans toute sa longueur par l’Aar qui, au sortir du lac, se dirige vers Berne. Quelques rares villages sont semés sur ses bords mais en général le pays est agreste et je dirai même un peu sauvage.
À droite la vue ne laisse pas que de s’étendre assez loin ; les sommets neigeux de l’Oberland que l’on découvre à l’horizon offrent même à l’œil nu une assez belle perspective ; à gauche, au contraire, de hautes montagnes à pic que nous rasions de fort près ne nous présentaient que leurs flancs tantôt nus et déchirés, tantôt couverts de bois.
Vers midi nous débarquâmes à Neuhaus situé à l’extrémité du lac. Des voitures y attendaient les voyageurs pour les conduire à Interlacken, qui en est à une lieue environ, mais comme nous ne recourions à ce mode de transport qu’en cas d’urgence et que d’ailleurs nous n’avions plus de course à faire dans la journée, nous nous épargnâmes cette dépense. Beaucoup de passagers, touristes comme nous, suivirent notre exemple et s’élancèrent, le bâton à la main sur la jolie route, bordée de peupliers que nous avions à parcourir.
Au bout d’une heure de marche nous atteignîmes Unterseen, petite ville, bâtie sur les bords de l’Aar et dont les maisons construites en planches de sapin, sont couvertes d’inscriptions en Allemand, tirées des écritures saintes à ce que l’on m’assura. Un peu au-delà, sur la rive gauche de la rivière se trouve Interlacken dont le nom explique assez la position topographique et où nous arrivâmes par une avenue plantée d’arbres magnifiques.
Interlacken.
Le Giesbach – Brienz – Le lac de Brienz
Comme d’après le plan que nous avions arrêté le matin, en partant de Berne, nous devions aller dans l’après-midi visiter le lac de Brienz, puis revenir coucher à Interlacken ; pour commencer le lendemain matin notre course dans l’Oberland, nous remîmes au soir à chercher un gîte et nous entrâmes pour déjeuner, dans un modeste cabaret qui s’offrit à nous.
Bientôt y arriva également un jeune voyageur en blouse de coutil et en chapeau de paille. Il déposa, en entrant, le sac qu’il portait sur le dos et vint s’assoir sur l’un des bancs qui servaient de sièges pour se mettre à table. Il demanda, comme nous quelque chose à manger et l’hôte nous ayant offert de nous servir tous ensemble, nous acceptâmes ce nouveau convive avec plaisir.
Il ne s’agissait plus que de dresser le menu de notre repas et l’hôte vint avec une assurance qui me sembla de bon augure, nous demander ce que nous désirions. Servez-nous, lui dis-je, des côtelettes.
– Je n’en ai pas, Monsieur, me répondit-il.
– En ce cas, repris-je, faites-nous un bifteck ou donnez-nous du veau froid.
– Je n’en ai pas davantage répliqua mon homme avec la même impassibilité.
– S’il en est ainsi, m’écriai-je enfin, au lieu de nous demander ce que nous voulons, hâtez-vous de nous dire ce que vous avez.
– Ma foi, Messieurs, je ne puis vous offrir que des œufs et du bœuf bouilli.
– Eh bien ! faites-nous une omelette et apportez-nous le bœuf avec de l’huile et du vinaigre, nous en ferons une salade ; servez-nous aussi deux bouteilles de vin blanc.
Notre hôte qui voulait sans doute, à force de soins et de diligence faire oublier la maigre chère à laquelle nous étions condamnés, arriva bientôt avec deux bouteilles qu’il posa sur la table en nous disant qu’il allait chercher le bœuf. Pendant qu’il s’en occupait, notre nouveau commensal dont la chaleur avait singulièrement excité la soif, s’empara de l’une d’elles et s’en versa une rasade à pleins bords. Il l’avalait tout d’un trait, quand nous le vîmes faire une épouvantable grimace et rejeter loin de lui son verre à moitié vide, en poussant cette exclamation : Dieu, que ce vin est mauvais ! Parbleu, dit l’hôte en rentrant, ces deux bouteilles contiennent du vinaigre, l’autre de l’huile que je vous ai apportés, selon votre désir, pour assaisonner votre salade. Il mit en même temps sur la table un morceau de bœuf dont nous ne nous souciâmes plus après l’avoir vu et que nous fîmes enlever avec les deux malencontreuses bouteilles. Nous nous en tînmes ainsi forcément à l’omelette avec l’espoir de prendre notre revanche au souper.
Le repas fut, on le pense, bien vite terminé et nous nous mîmes aussitôt en quête d’un bateau. Nous en frétâmes un avec deux rameurs qui, moyennant neuf francs, se chargèrent de nous conduire à Brienz et de nous ramener ensuite à Interlacken.
Notre nouveau compagnon nous ayant fait connaître qu’il allait à Brienz, pour se rendre de là dans les petits cantons, nous l’invitâmes à venir avec nous. Durant le trajet, la connaissance devint plus intime, comme il arrive ordinairement entre les voyageyrs. Il nous apprit qu’il était de Toulouse et qu’il étudiait la théologie à Genève avec l’intention de devenir ensuite ministre dans son pays. Chaque année, nous dit-il, il employait une partie de ses vacances à parcourir la Suisse et il voyageait toujours à pied pour se fortifier le tempérament. J’ignore s’il atteignait ce but, mais c’était, il faut en convenir, aux dépens de son embonpoint. Du reste, sa physionomie ne laissait pas que d’être assez agréable et ses yeux que la maigreur de ses jours faisait paraître encore plus grands, ne manquaient pas d’une certaine finesse.
Comme il avait plus que nous l’expérience des voyages et qu’il connaissait les lieux vers lesquels nous allions nous diriger, nous nous hazardâmes à lui demander quelques renseignements sur les hôtels et les curiosités qui méritaient le plus notre attention. Il nous satisfit avec beaucoup de complaisance, mais nous en vînmes presque à regretter d’avoir amené la conversation sur ce chapitre, car il en usa pour donner carrière à une loquacité véritablement peu commune, et si, plus tard, il n’est pas, avec ses auditeurs, plus avare de ses paroles qu’il ne le fut avec nous, le ministre futur risque fort de leur faire quelquefois perdre patience. Il nous parla longuement de toutes ses excursions et de ses exploits en fait de marche. C’était à l’en croire, un piéton de première force ; il faisait quinze lieues, le sac sur le dos et cela pendant plusieurs jours de suite. Nous les félicitâmes sur ces précieuses qualités en pensant, à part nous, que le désir de se faire valoir l’emportait quelquefois au-delà des bornes de la vérité.
Enfin ce flux de paroles eut un terme et nous finîmes par nous endormir tous les cinq au doux balancement de la barque, l’un fatigué de parler, les autres d’écouter tout son bavardage. Nous nous réveillâmes assez près de la cascade du Gisblach dont le bruissement parvenait à nos oreilles.
Nous débarquâmes à l’endroit même où le torrent qui le forme se jette dans le lac et nous montâmes quelque peu pour admirer les chutes supérieures. Nous nous mîmes sous la conduite de notre Toulousain qui connaissait la cascade et qui voulut bien nous diriger. Nous marchâmes à sa suite pendant quelque temps, mais il grimpa bientôt le rude sentier dans lequel nous nous trouvions, avec une telle vitesse qu’il laissa bien loin derrière quelques-uns de nos compagnons dont la corpulence faisait avec la sienne un véritable contraste. Peut-être avait-il à cœur de nous prouver son agilité tant vantée ? Toujours est-il qu’un instant, il était près de nous, puis, l’instant d’après nous apercevions notre homme qui, placé comme un chamois sur la pointe d’un rocher, nous faisait des signes d’intelligence et attendait que nous l’eussions rejoint pour recommencer ensuite le même manège.
Nous visitâmes de cette manière les sept ou huit cascades différentes auxquelles on a donné le nom de Gisbach et dont l’une a cela de remarquable que le spectateur se place facilement et sans être aucunement mouillé entre le rocher et la nappe écumante qui s’élance de son sommet, pour aller se briser à une cinquantaine de pieds plus bas.
Nous descendîmes avec non moins de vitesse que nous en avions mis à monter, nous arrêtant parfois à contempler les eaux bleues et tranquilles du lac que des échappées de vue nous faisaient apparaître d’une manière plus ou moins pittoresque.
Une demi-heure nous suffit pour gagner Brienz dont la situation délicieuse sur les bords du lac et au pied de hautes montagnes, attire, dans la belle saison, un grand nombre de visiteurs. Ce joli village qui compte tant au plus, quarante feux, a pourtant deux hôtels où l’on est tout étonné de trouver le luxe et les commodités de la ville.
Le propriétaire de l’un deux dont l’œil perçant nous avait, sans doute, avisés de loin, vint au-devant de nous pour nous engager à descendre chez lui ; il nous vanta, dans le jargon de circonstance, tous les avantages de sa maison, mais ce fut peine perdue. Notre compagnon de voyage nous avait fort engagés à choisir l’autre hôtel attendu, nous dit-il, qu’il s’y trouvait deux filles charmantes, et nous, nous nous laissâmes conduire.
Ce motif de préférence qui était tout naturel de la part d’un jeune homme de 22 ans et qui ne m’aurait point surpris chez un autre, me parût assez étrange dans la bouche d’un étudiant en théologie et d’un ministre futur. Préoccupé de la séquestration et de la retenue dans laquelle vivent nos séminaristes, je ne pus m’empêcher de réfléchir à la différence d’éducation que reçoivent dans la religion catholique et dans la religion protestante ceux qui se destinent à l’enseigner. À vrai dire, le célibat que s’imposent les uns et auquel ne sont pas tenus les autres rend leur position différente, mais, tout bien considéré, ne vaut-il pas mieux que l’homme, qui se destine à la belle mission d’instruire et de diriger ses semblables, ait appris à connaître par lui-même la société au milieu de laquelle ils vivent ; ses conseils n’en seront-ils pas plus éclairés, n’en acquerront-ils pas plus de poids aux yeux de ceux qui les recevront.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que les hautes questions morales et religieuses n’absorbaient pas tellement notre théologien, qu’il ne daignât s’occuper des choses d’ici-bas : il ne semblait même attacher aucune importance à nous le cacher tant cela lui semblait naturel. S’il avait pu lire dans mon esprit les réflexions qu’il y fait naître, son étonnement n’eut pas manqué d’être grand.
Après avoir pris quelques instants de repos, nous repartîmes pour Interlacken, en laissant à l’hôtel nos sacs dont nous n’étions pas fâchés de nous débarrasser pour courir les montagnes, d’autant plus que notre excursion dans l’Oberland devait nous ramener le surlendemain Dimanche à Brienz pour y souper et passer la nuit.
Notre retour à Interlacken s’effectua sans autre mésaventure qu’un orage qui semblait, à chaque instant, près de fondre sur nous. Le ciel obscurci par de gros nuages que des éclairs sillonnaient par intervalle nous menaça d’un torrent de pluie pendant toute la durée du trajet ; mais heureusement que nous en fûmes quittes pour la peur. Le pire de l’affaire fut qu’un certain vent dont la fraicheur se faisait sentir à travers nos légers pantalons, ne cessa de nous incommoder. En outre, les vagues du lac, d’abord insensibles, finirent par prendre assez de force pour imprimer à notre bateau un balancement continuel que le jeune Ménard trouvait fort peu rassurant avec les dispositions qu’il se connaissait pour la natation.
Le lac de Brienz est un bassin étroit, large à peu près de trois quarts de lieue et long de trois lieues, ouvert à l’orient et à l’occident, mais encaissé au nord et au midi par deux cordons uniformes de montagnes de moyenne hauteur et sans lacunes. Ces montagnes, naturellement agrestes empruntaient de la teinte sombre qu’avait le ciel en ce moment, un aspect tant soit peu sauvage qui n’était pas sans plaire aux yeux.
Non loin de l’embouchure du Giesbach, nous aperçûmes une terrasse avancée sur la pente de la montagne, couverte en cet endroit d’un épais gazon et nommé Tanzplatz (la place de la danse). Ce nom lui fut donné à la suite d’in évènement tragique dont ces lieux furent témoins. La tradition rapporte en effet, que dans une fête très animée par la danse, deux amants que leurs parents empêchaient de s’unir, s’élancèrent dans le lac au milieu du tourbillon d’une valse afin de mourir dans les bras l’un de l’autre.
En arrivant à Interlacken, nous fîmes choix d’un hôtel pour souper et coucher. Il ne fut pas, comme on le pense, question du cabaret où nous avions déjeuné le matin. Loin de là nous étions convenus, pour nous dédommager, de faire un repas tout à fait confortable dont nous sentions le besoin et les trois francs qu’il devait couter, sortaient cette fois de notre bourse sans nous donner de regrets. Nous entrâmes donc dans un hôtel de belle apparence où nous nous fîmes donner des chambres. La table d’hôte ne devant être servie qu’à huit heures nous allâmes nous promener dans le village qui mérite ici quelque mention.
Interlacken bâti sur la rive gauche de l’Aar entre les deux lacs de Thun et de Brienz et près de ce dernier se trouve ainsi placé dans une situation des plus agréables. Au nord s’élèvent de hautes montagnes presque perpendiculaires qui le préservent des vents froids ; au midi s’ouvre un petit vallon en forme d’entonnoir, au fond duquel se dressent, derrière quelques collines, des sommets couverts de neige. Les eaux qui avoisinent le village et la proximité des glaciers tempèrent pendant l’été la chaleur de l’atmosphère et y font régner une douce fraîcheur exempte d’humidité. Avec tant d’agréments, faut-il s’étonner que ce lieu soit le rendez-vous d’une foule de personnes riches qui viennent y passer la belle saison.
Ce village a, du reste, perdu son caractère Suisse pour devenir une colonie Anglaise : les chétives maisons en sapin ont disparu avec les inscriptions qui les ornaient et ont fait place à de riches habitations où le luxe et l’élégance se trouvent réunis à toutes les commodités de la vie.
Ces hôtels s’élèvent de distance en distance dans l’avenue qui conduit à Unterseen et sont presque exclusivement occupés par des Anglais. On y prend des pensionnaires au prix de six franc par jour pour la table et le logement, et ils sont nombreux en certains endroits. Une salle à manger commune les réunit à l’heure du dîner, sauf la faculté que l’on a toujours de se faire servir chez soi ; chacun déjeune ordinairement dans sa chambre. Le soir, on se rassemble dans un vaste salon de compagnie où chaque personne, suivant son âge ou son bon goût, met à profit, pour passer le temps, la danse, le jeu, la musique et sans doute aussi les doux propos qui se faufilent partout.
Nous vîmes, mais à travers les vitres plusieurs de ces réunions et les yeux fixés sur quelques jolies têtes de femmes qui allaient et venaient dans le salon, nous en étions à regretter que nos facultés pécuniaires ne nous permissent pas de séjourner pendant une semaine ou deux dans ce charmant séjour, quand une scène à moitié tragique vint attirer ailleurs notre attention et nous convaincre que tout n’était pas couleur de rose dans ce beau pays.
Pendant le cours de notre promenade, nous avions été attirés près du rez de chaussée d’une maison par de bruyantes acclamations qui s’en échappaient et nous avions aperçu, toujours à travers les vitres, douze ou quinze jeunes Anglais qui, nous dit-on plus tard, s’étaient réunis pour fêter le résultat des élections de leur pays. De copieuses libations avaient déjà été faites, autant qu’on en pouvait juger par les bouteilles qui encombraient la table et la raison de plus d’un convive avait fait naufrage dans les flots du champagne et du Bordeaux. Ils en étaient, pour le moment, à se jeter leurs serviettes à la tête les uns des autres en poussant des cris de sauvages qui attiraient tous les passants.
Nous étions rentrés à notre hôtel, ne songeant plus à tous ces fous, quand, au milieu de notre souper, nous entendîmes au dehors une rumeur qui nous attira tous sur la porte d’entrée et là nous aperçûmes près d’une maison située à quarante pas environ, un nombreux rassemblement dont nous nous empressâmes de demander le motif.
L’on nous apprit alors qu’après avoir bien bu et bien crié, les convives en question ; pour rompre la monotonie de leurs plaisirs et animés peut-être aussi par les récits que leur apportaient, chaque jour les feuilles publiques des hustings de leurs compatriotes, étaient sortis à l’improviste de la salle du festin et s’étaient précipités sur quelques passants inoffensifs qu’ils avaient horriblement maltraités. Dans le nombre se trouvait un tonnelier, vieillard légendaire, que nous vîmes revenir la figure couverte de sang et les dents à moitié brisées des coups qu’il avait reçus.
Cet acte de brutalité ayant ameuté quelques gens du pays, ceux-ci, à leur tour, s’étaient élancés contre les Anglais qui avaient pris la fuite et s’étaient réfugiés dans un hôtel presque en face du notre.
Aussitôt les portes et les fenêtres de cette maison se fermèrent précipitamment. Les paysans furieux de voir échapper les coupables voulurent en vain les réclamer. Ils leur furent refusés, comme on le pense bien. Toutefois, les assiégeants ne se portèrent à aucune voie de fait quoiqu’il leur eût été facile d’enfoncer la porte. Ils se contentèrent d’arracher de longs pieux à la palissade d’un petit jardin, situé près de là et, cette arme à la main, ils firent bonne garde pour empêcher la fuite de leurs prisonniers ; leur flegme tout Allemand me parut même admirable. Je me dis à moi-même qu’en pareille occasion, des Français auraient eu moins de longanimité et qu’ils se seraient fait justice de leurs propres mains, s’ils en avaient eu la possibilité. Ceux-ci, au contraire, tout en vomissant contre les Anglais des injures que nous comprenions à l’accent des voix quo se faisaient entendre et aux gestes qui accompagnaient leurs paroles, surent assez se contenir pour ne commettre aucun désordre.
Ce fut, il faut en convenir, une heureuse circonstance, car l’autorité, à en juger de son inaction, semblait ne point s’inquiéter de ce tumulte. Le préfet qui est à Interlacken ce qu’un maire est chez nous, se garda bien de se rendre sur les lieux comme il était du devoir d’un fonctionnaire public. L’on eut dit que c’était une chose qui ne le regardait point et pourtant ces faits se passaient à soixante pas de son habitation.
La force armée que l’on avait, disait-on, envoyé chercher à Unterseen n’arrivait pas plus vite et à dix heures on n’en avait pas encore de nouvelles ?
Voyant que tout restait dans le même état, nous prîmes le parti d’aller nous coucher, d’autant plus que nous fûmes amicalement avertis que notre présence dans les groupes pouvait bien ne pas être sans danger pour nous. Il était à craindre, en effet, que tous ces gens qui ne parlaient et ne comprenaient que l’Allemand, en vinssent à confondre le Français avec l’Anglais et qu’entendant résonner à leurs oreilles une langue étrangère, ils ne déchargeassent leur colère sur nos épaules, croyant frapper quelques-uns de leurs ennemis.
Nous profitâmes du conseil et nous fîmes prudemment retraite. Le lendemain nous apprîmes que les carabiniers étaient arrivés vers onze heures et qu’ils avaient conduit en prison cinq Anglais soupçonnés d’avoir commis les violences exercées sur les habitants.
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Course dans L’Oberland.
Lauterbrunnen – Le Staubbach – La Vengern-Alp. – La Jungfrau. Grintelwald – Rosenlavi – Le Reichenbach – Vallée de Meyrengen.
À six heures nous partîmes pour Lauterbrunnen, nous dirigeant à travers le petit vallon qui, comme je l’ai dit, se trouve au midi d’Interlacken. Nous n’avions pas fait un quart de lieue que déjà nous nous étions égarés dans les nombreux sentiers bordés de haies qui divisent les pâturages en cet endroit. Nous nous trouvâmes d’autant plus embarrassés que nous ne savions pas un mot de la langue du pays pour demander notre chemin. Ce fut en vain que nous nous adressâmes à quelques personnes qui vinrent à passer ; elles ne comprirent point ce que nous voulions d’elles et continuèrent leur route en se riant de notre embarras. Enfin nous aperçûmes dans un champ voisin un paysan occupé à faucher et nous allâmes vers lui ; nous lui répétâmes le mot Lauterbrunnen de tant de manières différentes, avec des inflexions de voix si variées que nous dûmes rencontrer la véritable prononciation. Ce qu’il y a de certain c’est qu’il devina notre peine : il nous fit entendre par signes qu’il allait venir lui-même nous guider hors du labyrinthe où nous nous trouvions engagés, et, abandonnant son ouvrage, il se mit à marcher devant nous. Quand il nous eût remis dans la bonne voie, nous le congédiâmes en lui glissant dans la main quelques batz pour le remercier de son obligeance.
Dans deux petits villages que traverse le sentier que nous suivions, nous retrouvâmes le même système de mendicité qu’à Chamouny. De jeunes enfants vinrent nous présenter des cristaux, des fruits ou des objets de bois sculpté. Quelques jeunes filles même que nous rencontrâmes se rendant à Interlacken pour y vendre des légumes, s’avancèrent vers nous de l’air le plus gracieux du monde et nous présentèrent des bouquets qu’elles tenaient à la main à tout évènement. Leurs fleurs ne firent pas fortune près de nous ; cependant l’une de ces petites paysannes âgée de seize ans tout au plus me parut si fraiche et si gentille que je fus sur le point de prendre son bouquet et de l’embrasser en le lui payant. Je résistai pourtant à la tentation et je m’applaudis ensuite de ne pas avoir donné à mes compagnons un mauvais exemple qu’ils auraient fort bien pu se mettre en tête de suivre.
Une demi-heure environ avant d’arriver à Lauterbrunnen, nous fîmes rencontre d’un guide qui nous proposa de nous conduire le soir même à Grintelwald et de là le lendemain à Brienz par Meyringen. Nous acceptâmes d’autant plus volontiers que cet homme savait parfaitement le français et que c’était une bonne fortune dans le pays que nous parcourions. Nous fîmes prix à neuf francs pour les deux jours, plus trois francs pour son retour chez lui.
Vers neuf heures nous entrâmes à Lauterbrunnen où nous nous fîmes servir un fort bon déjeuner, vu qu’il devait nous conduire jusqu’au soir.
Ce village situé dans une petite vallée fort étroite, se compose uniquement de quelques chalets groupés autour d’une petite chapelle ou plutôt d’un temple chétif, car le pays est protestant.
La principale curiosité de la vallée, et la seule que nous visitâmes, est la cascade du Staubbach dont la hauteur excède tout ce que nous avions vu en ce genre. Ce n’est pas en effet, comme au Giesbach où le voyageur vient admirer le nombre et la variété des différentes chutes d’eau causées par les accidents du terrain ; ici c’est une montagne de 900 pieds, taillée perpendiculairement comme une muraille et du haut de laquelle s’écoule un torrent qui, d’un seul jet, vient tomber au fond du vallon. Cette masse d’eau se divisant à l’infini dans l’espace où elle se trouve lancée semble, vue du pied de la montagne, un nuage de poussière que nuancent, aux yeux du spectateur, les brillantes odeurs de l’Iris. Agité par le vent, ce nuage forme mille ondulations capricieuses et l’ombre mobile qu’il projette sur le rocher ressemble alors à un second torrent noir qui rivalise d’impétuosité et de vitesse avec le véritable. L’eau arrive à terre sous la forme d’une pluie fine que le vent chasse quelquefois à une grande distance.
En nous rendant de l’auberge à la cascade qui s’en trouve éloignée d’un quart de lieue nous fûmes témoins pour la première fois d’une nouvelle industrie employée par les habitants pour exploiter les voyageurs. Ils la trouvent dans les talents que la nature leur a généralement départis pour le chant. Quand nous approchions de quelque maison, nous en voyions bientôt sortir précipitamment cinq à six filles ou femmes qui, courant devant nous de toute la vitesse de leurs jambes, s’arrêtaient à une cinquantaine de pas environ et commençaient alors à chanter en chœur. C’était vraiment quelque chose d’admirable que la précision avec laquelle s’accordaient toutes ces voix. Chacune de ces femmes sens connaître les premiers éléments de la musique, trouvait par le seul instinct qu’elle tenait de la nature, la partie qui lui convenait dans ce concert improvisé et elle l’exécutait à la satisfaction des oreilles les plus délicates.
Les yeux fixés sur nous elles semblaient, en nous voyant venir, chercher sur nos figures le résultat qu’aurait pour elles l’attention dont nous étions l’objet et leur sourire en sollicitait une favorable qu’elles n’obtenaient pas toujours car la générosité eut fini par devenir onéreuse.
Lorsqu’en passant près d’elles, nous leur donnions quelque monnaie, nos chanteuses nous faisaient encore jouir, pendant un certain temps, du charme de leur voix ; dans le cas contraire, elles s’arrêtaient toutes ensemble, comme par l’effet d’un coup de baguette, et s’en retournaient l’air un peu confus.
Vers midi nous nous mîmes en route pour Grintelwald où nous devions coucher. Deux chemins y mènent de Lauterbrunnen ; l’un par la vallée de Lütschinen et il est accessible même pas les voitures ; l’autre par la Vengern-Alp et la petite Scheideck, les plus hauts passages de l’Oberland.
Nous choisîmes ce dernier quoique beaucoup plus fatiguant, parce qu’il devait nous offrir des points de vue beaucoup plus beaux.
Après avoir monté pendant trois heures et sous un soleil brûlant, nous atteignîmes l’auberge de la Vengern-Alp dont la situation à l’égard de la vallée de Grintelwald est à peu près la même que celle du Prarion à l’égard de la vallée de Chamouny. Au lieu du Mont-Blanc que nous apercevions dans ce dernier endroit, nous avions ici la Jung-frau, sa digne sœur, dont les sommets couverts de neige rivalisent de hauteur avec les siens.
Arrivé au sommet de la Vengern-Alp, où j’avais devancé mes compagnons, comme cela m’arrivait quelquefois, j’admirais le sublime panorama qui s’y déroule, quand, tout-à-coup, une détonation effroyable se fit entendre ; je vis au même instant une avalanche qui, se détachant du sommet de la montagne, descendit comme un fleuve de neige, jusque dans la vallée.
Les deux Ménard et Perrio qui n’étaient plus déjà loin, ayant appris de notre guide la cause de tout ce fracas, oublièrent bien vite leur fatigue et faisant un dernier effort, ils arrivèrent, en courant de toutes leurs jambes, assez à temps pour voit encore quelque chose. Nous eûmes du reste l’occasion d’apercevoir d’autres avalanches que la chaleur rendait assez fréquentes. Le lendemain matin surtout, il s’en détacha une magnifique que nous pûmes admirer tout à notre aise. Malgré le grandiose qui s’attache nécessairement à ce phénomène quelquefois si terrible, je dois avouer pourtant qu’il s’est trouvé bien au-dessous de l’idée que je m’en étais faite. Peut-être était-ce la faute de la saison, mais dans les avalanches qui s’offrirent à nous, l’étonnement et la stupéfaction furent beaucoup plus pour les oreilles que pour les yeux : j’ai même eu peine à concevoir comment une quantité de neige et de glace aussi faible pouvait causer un pareil vacarme.
Nous passâmes, sans nous y arrêter, l’auberge de la Vengern-Alp, où se trouvaient quelques voyageurs, entre autres, un petit bossu avec lequel nous soupâmes le lendemain à Brienz et chez qui la difformité physique semblait rachetée par un esprit vif et pénétrant, je pourrais même ajouter, quelque peu satyrique. Nous tournâmes à gauche, puis, après une demi-heure de marche, nous arrivâmes à la petite Scheideck, où nous prîmes quelques instants de repos. De cet endroit, il faut encore trois heures pour parcourir le chemin qui descend en serpentant dans la vallée de Grintelwald.
Un peu avant d’atteindre le village, nous allâmes visiter l’un des glaciers qui se trouvent dans la vallée. Nous n’y vîmes rien que nous ne connaissions déjà.
À l’hôtel de l’Aigle où nous descendîmes, il se trouvait nombreuse compagnie. Les chambres étant presque toutes occupées, on nous conduisit dans une petite maison voisine où nous fûmes assez mal logés. Pour mon compte je m’en inquiétai fort peu ; il me suffisait que les draps fussent blancs et, avec certitude je ne faisais aucun cas du reste ; mais le doux Ménard, lui, en sa qualité de fashionable, déclara qu’il ne pouvait accepter un pareil gîte et exigea une chambre dans l’hôtel lui-même.
Quand nous eûmes réparé autant que possible, le désordre de notre toilette, nous passâmes vers huit heures dans la salle à manger. Il s’y trouvait une table de vingt-cinq couverts à laquelle autant de convives prirent bientôt place. C’étaient, pour la plupart des Anglais et des Allemands, mais sachant presque tous le Français, en sorte que la conversation put devenir générale.
Chacun parla de ses excursions, des pays qu’il avait parcouru, des curiosités qu’il avait visitées. De notre part il fut question du Saint Bernard que nous étions les seuls à connaître de toute la société.
Une bonne grosse Allemande, encore assez jeune, m’ayant demandé si les femmes pouvaient pénétrer dans l’intérieur du couvent, je lui répondis qu’elles y recevaient l’hospitalité comme les hommes et que nous y avions vu nous-mêmes plusieurs dames, mais j’ajoutai, à son grand étonnement, qu’il était interdit aux maris, vu la sainteté du lieu, de coucher avec leurs femmes et que celles-ci étaient reléguées dans une partie de la maison que des grilles en fer rendent inaccessible pendant la nuit.
À la vérité ces grilles existent à chaque étage et divisent le corridor en deux parties, mais j’ignore complètement dans quel bit et j’avançai là, par pure plaisanterie un fait dont je n’ai pas la moindre certitude. Bien au contraire, je ne présume pas que les religieux aient admis une pareille règle contrairement au précepte qui veut que l’homme ne sépare pas ce que le ciel a uni. Je suis même persuadé que l’exhibition d’un contrat de mariage n’est point nécessaire pour avoir le droit de reposer dans le même lit, dussent quelques époux de contrebande usurper une faveur qui n’est accordée qu’au sacré lien du mariage. Ce serait aussi, il fait en convenir, une double privation dans un climat aussi rigoureux que d’enlever à deux époux ou même à deux amants le plaisir de se réchauffer mutuellement pendant la nuit.
Vers la fin du repas arrivèrent des chanteurs qui nous firent entendre quelques airs nationaux et d’abord le fameux ranz des vaches dont, comme on sait, l’empire est si grand sur le malheureux Suisse éloigné de sa patrie. Cet air, d’une expression mélancolique a véritablement des sons qui vont à l’âme, mais peut-être lui faut-il retenir un autre espace qu’une chétive salle à manger, peut-être n’a-t-il pour les oreilles toute son éloquence, que chanté dans les vallées et redit par les échos puissants des montagnes.
En quittant Grintelwald le dimanche 27 août, nous visitâmes le glacier supérieur de la vallée et nous y vîmes une espèce de grotte qui, pendant l’été s’était formée à sa base. Ce phénomène n’est du reste pas rare, car la chaleur agissant avec moins de force sur la surface même de la glace que sur la partie qui touche immédiatement au sol et celle-ci venant à fondre plutôt, il en résulte une excavation dont la voute va s’amincissant chaque jour, jusqu’à ce qu’elle finisse par s’écrouler tout-à-fait. Comme cet accident n’était pas à craindre pour le moment, nous pénétrâmes dans la grotte du glacier par une ouverture assez étroite et nous nous trouvâmes bientôt dans un véritable salon de cristal dont les formes bizarres et les reflets bleuâtres ne laissaient pas de causer à l’œil une surprise agréable.
Nous ne mîmes pas moins de trois heures à gravir la grande Scheideck que borne la vallée de Grintelwald du côté opposé à celui par lequel nous étions arrivés la veille. Nous laissâmes à gauche le Faulhorn dont l’ascension nous aurait peut-être tentés si elle n’avait exigé, à elle seule, une journée entière de marche et encore une journée fatigante.
Au sommet de la grande Scheideck se trouve, comme sur presque toutes les montagnes fréquentées de la Suisse, une petite auberge où nous fîmes une halte d’une demi-heure. Pendant que nous nous y rafraîchissions, dans une salle destinée aux voyageurs, deux jeunes paysannes de 20 à 25 ans, et d’une figure assez agréable, nous voulurent donner un échantillon de leurs talents en musique. Elles s’installèrent dans un cabinet voisin dont la porte était ouverte et se placèrent devant une table sur laquelle était un instrument dont l’une d’elles s’accompagnait. Cet instrument qui n’était autre chose qu’un piano dans la première enfance, consistait en une planche taillée en trapèze, sur laquelle étaient fixés, au moyen de supports en fer, des fils de laiton d’inégale longueur et que l’on mettait en vibration avec un petit morceau de bois, aminci par le bout.
Malgré quelques sourires que la nature de nos regards attirait sur leurs lèvres et qu’elles ne parvenaient pas toujours à déguiser, nos deux virtuoses commencèrent à se faire entendre. Leur voix qui ne laissait rien à désirer du côté de la justesse, nous parut avoir quelque chose de rude et de sauvage qui sentait l’âpreté des montagnes. Des sons plus mélodieux et plus doux nous auraient touchés davantage et auraient aussi mieux convenus aux airs mélancoliques qu’elles avaient choisis.
Perrio, dont les oreilles ne s’accommodaient pas de cette musique, s’adressa au guide pour les faire cesser. Il se chargea de dire en Allemand à nos chanteuses que nous en avions assez de leur duo et que nous désirions entendre l’instrument sans l’accompagnement de la voix, afin d’en mieux juger.
On allait leur transmettre ces paroles désobligeantes, quand je fis observer tout ce qu’il y avait de blessant pour l’amour propre de ces jolies filles dans un silence aussi brusquement imposé ; j’engageai Perrio à prendre encore un instant de patience, sauf à lui de se boucher les oreilles, l’assurant que cela ne pouvait tarder à finir. Je m’épuisai cette fois en vains efforts et mes prières n’eurent pour effet que de retarder, de quelques minutes seulement, l’aimable invitation qu’on voulait adresser à ces deux charmantes personnes. Elles obéirent du reste avec beaucoup de résignations et les sept à huit batz dont nous les gratifiâmes en partant, parurent le faire oublier l’affront qu’elles avaient reçu.
Lorsque nous nous remîmes en route, le temps avait entièrement changé et nous pûmes prévoir que la journée ne se passerait pas sans pluie. Nous arrivâmes cependant sains et saufs aux bains de Rosenlavi dont nous visitâmes le glacier. C’est le dernier que nous ayons vu.
Le torrent qui s’en échappe a creusé dans le gré dont la montagne est formée un lit large de 10 à 12 pieds et qui n’en a pas moins de cent de profondeur. Les parois en sont bizarrement taillées suivant la résistance qu’ont opposée les différentes couches de pierre et les saillies qui en sont résultées ne permettent pas toujours à l’œil d’apercevoir les eaux que l’on entend bouillonner au fond du gouffre. On traverse ce torrent sur un petit pont en bois, formé, comme à l’ordinaire, de quatre à cinq troncs de sapins. Quelques-uns de ces industriels, toujours aux aguets pour exploiter la curiosité des voyageurs, nous y apportèrent de grosses pierres qu’ils laissèrent tomber dans l’abyme et qui, lancées de roc en roc, comme un léger volant, déroulèrent avec fracas jusqu’au fond.
L’établissement des bains de Rosenlavi sert en même temps d’hôtel pour les voyageurs. Nous y entrâmes pour déjeuner. Au moment de repartir, nous nous aperçûmes avec peine qu’il commençait à pleuvoir ; cependant, comme il n’y avait point à reculer, nous prîmes notre mal en patience et, pour mon copte, j’aurais mauvaise grâce à me plaindre, abrité que j’étais sous mon riflard qui, après m’avoir garanti du soleil, me rendait aujourd’hui un non moins grand service en me préservant de la pluie. Chacun paya, pour égayer la compagnie, son tribut de calembourgs et de plaisanteries, mais, le dirais-je, notre bonne humeur semblait s’être épuisée et nous ne retrouvions plus que par intervalle de rire franc et joyeux qui avait signalé nos premières journées de marche. Pour comble de malheur, nous avions à peine fait une demi-lieue que Ménard s’apercevant qu’il n’avait plus sa carte de Suisse fut obligé de retourner à Rosenlavi et nous força nous-mêmes d’aller, en l’attendant, chercher un refuge sous l’avant-toit d’un chalet situé près de la route.
Au bout d’une heure de marche dans un chemin rapide et rocailleux nous aperçûmes devant nous la vallée de Meyringuen que le mauvais état de l’atmosphère ne nous laissa voir qu’imparfaitement. Nous nous hâtâmes de nous acheminer vers le Reichenbach, que nous atteignîmes après avoir traversé des praires tellement inclinées que plusieurs de nous furent obligés de recourir au bras de notre guide pour franchir ce mauvais pas.
Nous arrivâmes immédiatement au-dessous de la première chute et, là, pour ne m’être pas tenu à une honnête distance de la cascade, je fus trempé jusqu’aux os par l’espèce de brouillard qui s’en détachait. Je me trouvai ainsi tout aussi mouillé que mes compagnons et comme mon parapluie n’était plus désormais qu’un meuble inutile, je le rattachai aux courrois de mon sac.
Le Reichenbach une fois visité, sous ses différents aspects, nous ne jugeâmes pas à propos de pousser jusqu’au Meyringuen et nous prîmes immédiatement à gauche le chemin qui conduit à Brienz le long de la vallée. Ces trois dernières lieues nous parurent fort longues et ne se firent pas aussi promptement que nous l’aurions voulu. La pluie qu’un malheureux vent d’ouest nous lançait au visage nous incommodait encore davantage en détrempant le terrain sur lequel, grâce à cette circonstance, nous avancions assez péniblement. Ce fut avec un véritable bonheur que nous trouvâmes à une lieue de Brienz environ, un pont couvert, jeté sur l’Aar, où nous fîmes une petite halte qui ne fut pas sans charme au milieu de notre infortune. Nous y restâmes un quart d’heure, assis sur des poutres de la charpente du pont, qui, des deux côtés, faisaient saillir de quelques pouces ; mais la crainte de nous refroidir dans l’état où nous nous trouvions et surtout le besoin d’arriver, nous firent affronter de nouveau le vent et la pluie. Nous quittâmes donc cet asile qui s’était si à propos trouvé sur nos pas et par reconnaissance, je ne puis m’empêcher de dire que les ponts couverts, qui m’avaient jusqu’alors paru fort laids, étaient pourtant bons à quelque chose.
Notre premier soin en arrivant à Brienz fut de demander nos sacs et de changer de linge ; opération dont nous sentions tous la nécessité. Quand elle fut terminée à notre grande satisfaction, nous nous rendîmes dans la salle à manger où nous attendîmes patiemment le souper, mollement étendus sur les larges coussins d’un divan.
Il ne se fit pas longtemps désirer et nous parut excellent. On aurait, j’en conviens, lieu de s’étonner qu’il n’eût pas été tel pour nous après les dix lieues que nous venions de faire ; mais, à part cette considération, la table était parfaitement servie, comme elle l’est généralement en Suisse même dans les lieux où les approvisionnements semblent offrir le plus de difficultés. Sous ce rapport les différents hôtels que nous avons parcourus m’ont semblé laisser bien loin derrière eux les meilleurs établissements de ce genre que j’aie été à même de visiter en France. Leur table d’hôte est surtout bien préférable à celle que nous désignons de la même manière. À l’avantage de n’y point rencontrer de ces bavards qui ont tout vu, qui connaissent tout et qui vous assomment de leur importune et ridicule loquacité, et il faut joindre celui de ne point voir gaspiller les plats ainsi que chaque personne qui a voyagé peut se souvenir de l’avoir vu faire.
En Suisse, tout est bien mieux ordonné ; il existe, dans chaque hôtel, un domestique chef que l’on désigne du nom de sommelier et qui est chargé de recevoir les voyageurs ; c’est à lui que l’on s’adresse, en arrivant, pour avoir des chambres et, en partant, pour régler son compte ; enfin pour obtenir tout ce dont on peut avoir besoin ; il est le représentant du maître de la maison ; c’est aussi lui qui préside à ce que l’ordre soit maintenu à la table d’hôte. Il remplit, lui seul, les fonctions d’écuyer tranchant que personne ne songe à lui disputer ; chaque plat lui est apporté sur une petite table pour qu’il le découpe, puis il le remet à deux domestiques qui viennent faire le tour de la salle et servir chaque convive en ayant soin, pour plus grande égalité, de ne jamais commencer par les mêmes personnes.
Les petits Cantons
Lungern – Saxelen – Saint Nicolas de Flüe – Sarnen – Alpnach – Le lac des quatre Cantons (Waldstetten).
L’incertitude du temps jointe aux rudes fatigues de la veille, nous retint au lit plus tard que de coutume le lundi matin. Ma vigilance ordinaire fut elle-même mise en défaut et à huit heures nous étions tous ne je dirais pas dans les bras de Morphée, mais nonchalamment étendus entre nos draps d’où nul de nous ne semblait disposé à sortir.
Je fis enfin sur moi un effort que chacun parvint, non sans peine, à imiter et, une fois debout, j’achevai autant que possible les préparatifs du départ. Quelques rayons de soleil, qu’un éclairci laissa pénétrer dans notre chambre, vinrent, d’ailleurs, ranimer notre courage et sur la foi de cet augure, nous quittâmes l’hôtel sans être parvenus à voir les deux jolies personnes qui nous avaient fait lui donner la préférence.
De Brienz à Lungern où nous nous rendions d’abord, on compte environ quatre lieues. Nous suivîmes pendant quelques temps la route que nous avions parcouru la veille en venant du Reichenbach, puis, tournant bientôt à gauche, nous prîmes un sentier qui, au bout d’une heure, nous conduisit à un petit village où nous nous reposâmes un instant. À partir de cet endroit, la montée devint plus rapide et il ne nous fallut pas moins d’une heure et demie pour atteindre le sommet du Brünig qui sépare le canton de Berne du canton d’Unterwalden où nous allions entrer. L’aspect du pays avait du reste son mérite et nous vîmes se dérouler à notre droite, du côté de Meyringuen plusieurs points de vue qui furent loin de nous sembler indifférents.
La descente du Brünig par des sentiers rocailleux et d’une pente fort rapide, ne nous prit pas moins de temps que son ascension elle-même ; nous n’atteignîmes que vers midi le village de Lungern où nous déjeunâmes assez bien et à bon compte, vu le soin que nous avions pris de faire nos prix d’avance.
Nous congédiâmes en cet endroit notre guide qui, au lieu de nous quitter à Brienz, comme nous en étions convenus, avait consenti, moyennant un supplément de quatre francs, à nous conduire à Lungern. Son assistance nous était indispensable dans les chemins que nous venions de parcourir, mais désormais la route se trouvant tracée, nous crûmes pouvoir nous en passer. Nous continuâmes donc notre route, n’ayant pour nous faire entendre des gens du pays que deux mots d’Allemand, l’un signifiant chemin, l’autre, lait. Nous les avions appris à grand peine comme ceux qui pouvaient le plus nous servir, mais nous ne parvenions toujours pas à les prononcer d’une manière très satisfaisante. Avions-nous à demander notre chemin, nous nous servions du premier de ces mots en y ajoutant le nom du lieu vers lequel nous voulions nous diriger et, après des efforts inouïs de prononciation, nous obtenions quelquefois une réponse qu’il fallait encore un nouveau travail pour deviner.
Partis de Lungern vers une heure de l’après-midi, nous côtoyâmes le petit lac à moitié desséché près duquel ce village est bâti, puis le lac de Sarnen beaucoup plus vaste que le premier. À son extrémité nous apercevions la petite ville de Sarnen vers laquelle nous avancions dort lentement par l’excessive chaleur qui nous accablait. Notre marche était encore ralentie par les nombreuses haltes que Perrio et le jeune Ménard réclamaient pour leurs pieds endoloris. Nous ne trouvions pas un ombrage sans nous y jeter sur l’herbe, pas une fontaine sans aller appliquer nos lèvres au petit canal en fer qui semble disposé pour étancher la soif des voyageurs.
Nous arrivâmes de la sorte à Saxelen, distant de Sarnen d’une demi-lieue et nous nous y arrêtâmes un instant pour visiter l’église qui est vraiment belle pour un bourg d’une aussi mince importance. Le marbre s’y trouve répandu avec une prodigalité à laquelle nous n’étions pas habitués et des peintures à fresque qui ornent le lambris ajoutent encore à la magnificence de l’édifice.
Cette église est le rendez-vous d’un grand nombre de pèlerins qui viennent y visiter les reliques d’un saint renommé dans tout le pays.
Rien n’égale la vénération que l’on porte à la mémoire du pieux solitaire Nicolas Lavenbrougger, surnommé Nicolas de Flüe (de flou, rocher) parce qu’il vécut pendant plusieurs années sur un rocher près de Saxelen, ne s’occupant que de prières et de méditations, tandis que sa femme et les dix enfants qu’il avait d’elle restaient dans la callée pour y cultiver son bien.
Ce n’est pas que le soin des choses célestes étouffât en lui le souvenir de ses devoirs comme citoyen ; loin de là, il avait fait admirer son courage pendant la guerre de Thurgovie et, plus tard, dans une occasion solennelle, il sur rétablir la concorde et l’union parmi les confédérés près de s’armer les uns contre les autres. Voici dans quelle circonstance :
Des députés de la confédération Suisse étant réunis à Stanz, dans le canton d’Unterwalden, avec les envoyés de Fribourg et de Soleure qui demandaient à faire partie de l’union, il s’éleva une discussion tellement orageuse que le bruit courut dans toute la Suisse qu’on était prêt à prendre les armes et que la confédération allait se dissoudre.
Instruit de ces malheureuses dissensions par le pasteur de Stanz, Nicolas quitte la solitude et se rend dans la salle où la diète était assemblée. Tous se lèvent de leurs sièges à l’aspect de ce vénérable vieillard dont la taille haute et la figure maigre annonçaient encore la vigueur de la jeunesse. Pour lui, il leur parla avec la dignité d’un envoyé divin et leur prêcha la paix et la concorde au nom de ce dieu qui avait donné tant de fois la victoire à eux et à leurs pères : « Vous êtes devenus forts, dit-il, par la puissance de vos bras réunis et maintenant vous voulez les séparer par un vil butin. Ne permettez pas que le bruit de cette honte se répande dans les pays qui vous environnent. Vous, villes, renoncez à des droits qui blessent les anciens confédérés, vous, campagnes, rappelez-vous les combats que Soleure et Fribourg ont livrés à vos côtés ; recevez-les dans votre alliance. Mais, confédérés, n’étendez pas trop la haie qui nous enferme. Ne vous mêlez pas des querelles étrangères. Gardez-vous de toute discussion. Loin de chacun de vous la pensée d’accepter de l’or pour le prix de sa patrie. »
Les discours de l’auguste solitaire ébranlèrent et touchèrent si profondément les cœurs de tous les assistants que, dans l’espace d’une heure, toutes les difficultés furent aplanies. Ce même jour, Soleure et Fribourg furent admis dans l’alliance perpétuelle des confédérés : ce fut le samedi 22 décembre 1481. Quant au solitaire il retourna sur son rocher.
Le squelette de Saint Nicolas de Flüe est conservé dans une niche précieuse où il est exposé aux regards du public. Le Saint est représenté à genoux, les mains jointes et revêtu d’une robe noire. Le crâne est découvert, ainsi que la face. Les os maxillaires qui, comme tous les autres, ont été remis en place au moyen de fils de fer, contribuent à donner au bienheureux Nicolas un air de bonté fort équivoque ; il ressemble en effet à un homme furieux qui montre les dents et l’illusion est d’autant plus forte que deux grosses topazes placées dans l’orbite des yeux, lancent comme des regards flamboyants sur ceux qui le considèrent.
Le Sacristain qui nous aperçut examinant ces reliques avec attention et vit sans doute en nous de pieux pèlerins que la dévotion attirait en ces lieux s’avança de notre côté d’un air de mystère et nous fit signe de le suivre. Il nous conduisit vers une armoire adossée à l’un des murs de l’église et qu’il ouvrit avec un recueillement dont nous ne comprenions point la cause. Notre étonnement ne fit qu’augmenter en apercevant une sale robe de moine toute rapiécée ; mais tout s’expliqua quand nous eûmes compris aux signes de notre conducteur que ce vêtement avait été porté par Saint Nicolas de Flüe dans la retraite qu’il habitait.
Nous ne tardâmes pas à atteindre un petit village distant de Sarnen et que nous prîmes d’abord pour Sarnen lui-même tant nous avions hâte d’y arriver. Nous y entrâmes dans une espèce d’auberge pour boire du lait que nous obtînmes qu’à grand peine, faute de nous exprimer clairement.
Perrio et moi, malgré la lassitude que nous éprouvions, nous allâmes suivant notre habitude, visiter l’église qui est en tout semblable à celle de Saxelen. Elle est située sur une petite éminence et placée au milieu du cimetière que nous parcourûmes également. Une fosse s’u trouvait ouverte pour recevoir un cadavre et je restai stupéfait du peu de profondeur qu’on leur donne. Celle-ci avait tout au plus deux pieds et demi et se trouvait, en outre, tellement rapprochée des fosses voisines que nous apercevions de chaque côté au milieu de débris de planches tout pourris, deux squelettes que la bêche du fossoyeur avait découverts à moitié.
Du reste, là, point de marbre sur le sol, point même de pierres tumulaires avec leurs inscriptions fastueuses ; une simple croix en fer s’élève au-dessus de chaque tombe avec le nom de celui qu’elle contient, mais, sur la terre fraîchement labourée, vous voyez cà et là des roses, des œillets, des pensées qu’une main fidèle vient arroser chaque jour et qui me rappelèrent ces charmants vers de Delile :
Du bon helvétien qui ne connait l’usage,
Près d’une eau murmurante, au fond d’un vert bocage,
Il place les tombeaux ; il les couvre de fleurs :
Par leur douce culture il charme ses douleurs,
Et pense respirer, quand sa main les arrose,
L’âme de son ami dans l’odeur d’une rose.
(L’homme des champs. Chant 1er)
Je rejoignis avec Perrio les deux Ménard qui avaient pris les devants. Nous les trouvâmes aux prises avec un jeune homme qui leur débitait de l’Allemand en pure perte et leur montrait une petite colline où il semblait les engager à monter. Notre arrivée fit cesser l’hésitation qu’ils manifestaient à le suivre et nous gravîmes tous ensemble la colline en question. Arrivés au sommet, on nous ouvrit les portes d’un édifice de fort peu d’apparence et nous entrâmes dans une vaste salle entièrement nue. Des armoiries peintes sur le plafond avec les dates de 1816, 1817, 1818 … n’étaient pas de nature à nous faire connaître la destination de ces lieux que notre conducteur cherchait en vain à nous expliquer dans son patois inintelligible.
Nous avons appris plus tard que cet édifice qui renferme aujourd’hui l’arsenal et la maison des tireurs occupe l’emplacement du fameux château de Landenberg dont les Suisses s’emparèrent par stratagème dans la nuit du 1er janvier 1308. Voici, au reste, comment les choses se passèrent : l’un des jeunes hommes qui, le 17 novembre précédent, avaient prêté sur le Grütli le serment d’affranchir leur patrie, se transporta au pied de ce château dont il s’était engagé à obtenir l’entrée. Une jeune fille qu’il y aimait, le tira, au moyen d’une corde, du fossé du château dans sa chambre ; puis, à son tour, il fit entrer de la même manière vingt autres jeunes gens qui se rendirent maître du bailli, de ses gens et du château.
On jouit de cette colline d’une vue admirable sur la vallée qui s’étend de Sarnen au lac des quatre cantons et aux montagnes dont il est presque cerné. On distingue principalement le Rigi et le mont Pilate qui élèvent, au-dessus des autres, leurs têtes orgueilleuses.
De Sarnen nous nous dirigeâmes vers Alpnach, bâti au bord du lac. Nous y arrivâmes, après une ehure et demie de marche, sans autre aventure que la rencontre de trois capucins avec la robe, les sandales et le cordon de rigueur. L’un d’eux, qu’à sa prestance et à sa démarche on eût volontiers pris pour un capitaine de grenadiers, avait une barbe noire qui lui descendait jusque sur la poitrine ; les deux autres, déjà d’un certain âge, affectaient au contraire une humilité plus convenable chez un fils de Saint François que l’air martial et arrogant de leur compagnon. Ils nous firent, en passant, un salut tout fraternel que nous leur rendîmes de la même manière et du plus grand sérieux du monde.
Nous descendîmes à l’hôtel du cheval blanc tenu par un petit vieillard d’une politesse admirable et de la meilleure composition possible. Bien qu’il n’entendît pas le Français, il répondait toujours aux questions qu’on lui adressait par mégarde, ya menher (oui Monsieur) en accompagnant ces mots d’une révérence respectueuse. C’est là tout ce que nous pûmes obtenir de lui. On lui aurait demandé à embrasser sa femme il aurait encore riposté par son ya menher. Celle-ci beaucoup plus jeune que lui et qu’on aurait volontiers prise pour sa fille, ne laissait pas d’être assez avenante, mais son principal mérite à nos yeux fut de nous servir un passable souper après lequel nous n’eûmes rien de plus pressé que d’aller nous mettre au lit.
Au moment de partir le mardi matin, notre petit vieillard était seul levé et nous désirions cependant régler nos comptes au plutôt, or le difficile était de s’entendre. Le ya menher ne pouvait plus être d’aucune utilité ; notre hôte ingénieux y suppléa en traçant sur la table avec de la craie une addition à laquelle il n’y avait rien à dire et dont nous nous empressâmes de solder le montant.
Cela fait, nous nous embarquâmes vers six heures sur le lac des quatre cantons. Notre bateau que nous avions frété pour Lucerne était conduit par un homme déjà sur le retour et par sa fille âgée d’environ 23 ans. Celle-ci n’était pas jolie, mais ses cheveux relevés à la chinoise et les manches de chemise dont la blancheur faisait contraste avec le corset d’étoffe foncée qui lui dessinait la taille, lui donnait un air de propreté qui faisait plaisir à voir.
Le lac des quatre cantons, par sa configuration bizarre forme une multitude de baies que des espèces de détroits font communiquer entre elles. Chacune de ces baies semble, pour le navigateur, un lac séparé que des montagnes environnent de toutes parts et cette illusion est si forte lorsqu’on part de la baie d’Alpnach que l’on se demande par où l’on sortira. En face s’élève le Rigi au pied duquel se trouve la vallée de Goldau si tristement célèbre par l’éboulement qui l’a détruite à moitié ; de côté et d’autres des montagnes qui semblent former une ceinture infranchissable. Bientôt, cependant, l’œil finit par distinguer un passage dont les angles des rochers lui dérobaient la vue et au-delà duquel le lac apparaît dans une plus grande largeur.
Les rivages fort agrestes et presque sauvages en certains endroits, sont ailleurs couverts de charmants villages que réfléchissent les eaux ; nous laissons à droite la ville de Stanz et nous avançons vers Lucerne que nous apercevons bientôt au fond de la baie où elle semble reposer mollement.
Nous avions en ce moment, autour de nous les lieux les plus classiques de la Suisse qu’il entrait d’abord dans nos projets de visiter si le temps nous l’avait permis : la chapelle de Guillaume Tell ; le rocher d’où il repoussa la barque qui l’emmenait prisonnier à Kussnacht, le Grütli, où avec deux autres de ses concitoyens, braves et résolus, comme lui, il jura l’affranchissement de la patrie ; la ville d’Alfort, où Guessler fit planter la perche devant laquelle chacun devait se découvrir et où la tendresse paternelle de Guillaume fut mise à une si rude épreuve pour s’être refusé à cet hommage tyrannique ; enfin Kusnacht où il perça de la flèche le cœur de ce monstre impitoyable.
Lucerne.
Séance de la diète – Monument élevé à la mémoire des Suisses tués à Paris les 10 août, 2 et 3 septembre 1792.
Nous débarquâmes à Lucerne un peu après huit heures et nous descendîmes à l’hôtel de l’Aigle d’Or.
À neuf heures la diète devait se réunir et l’on nous engagea à nous trouver sur le passage des députés. Nous nous dirigeâmes, en conséquence, vers l’hôtel-de-ville où se tient l’assemblée. Des deux côtés de la porte étaient rangés une trentaine de soldats sous les armes : chaque député arriva bientôt, précédé d’un huissier revêtu d’un grand manteau à collet et lui tombant jusqu’aux talons. Ces manteaux réunissent pour la plupart les couleurs blanche, bleue, rouge et noire, mais disposés d’une manière différente pour chacun d’eux ; sur le devant est attaché un large médaillon représentant les armes du canton auquel il appartient. Les députés portent l’habit noir et l’épée. Dès que chacun d’eux apparaissait sur la place, le tambour battait au champ et les soldats présentaient les armes ; quant à l’honorable mandataire du peuple, il traversait gravement et chapeau bas la foule de curieux qui la tête découverte se pressaient aux abords de l’hôtel-de-ville.
Quand il nous fut possible d’entrer, nous pénétrâmes dans une salle de moyenne grandeur dont les boiseries magnifiques et les sculptures qui les décorent attirèrent d’abord mon attention. Au bas de cette salle qui est celle des séances a été pratiquée pour le public une estrade qui ne brille pas, il faut le dire, par la commodité, mais enfin d’où nous pouvons examiner à loisir les représentants de la république helvétique.
Chaque canton, quelle que soit sa population, n’ayant qu’une voix à la diète, les honorables députés sont au nombre de vingt-deux. Ils sont rangés autour d’une table en fer à cheval au milieu de laquelle se trouve le siège du président, un peu plus élevé que celui des autres. Ce dernier est le député du canton où se tient la diète qui réside alternativement à Berne, Zurich et Lucerne pendant deux années consécutives. Du reste, les fonctions de président ne m’ont pas semblé bien fatigantes : les discussions sont en général fort calmes et ressemblent à des causeries aussi la sonnette est-elle, en quelque sorte un meuble inutile. Là point de ces interruptions, de ces cris que l’on rencontre quelquefois ailleurs ; chacun laisse parler son adversaire et attend, pour le réfuter, qu’il ait terminé son discours. Mais ce qu’il y a de curieux c’est qu’après avoir entendu un député s’exprimer en Allemand, vous en entendez souvent un autre lui répondre en Français ou en Italien suivant qu’il représente tel ou tel canton. Les trois langues sont généralement familières aux différents députés, bien qu’ils n’en parlent souvent qu’une seule. Dans le cas contraire, on a recours à des interprètes.
En quittant la diète, nous commençâmes à visiter la ville. Lucerne, ainsi appelée de Lucerna (flambeau), parce qu’autrefois, s’élevait sur l’emplacement qu’elle occupe un phare pour les navigateurs, est située à l’extrémité ouest du lac des quatre cantons et à la sortie de la Reuss qui la sépare en deux parties. Elle est ceinte de murailles flanquées de tours carrées et compte environ 7 000 habitants ; quant aux maisons, elles n’ont rien de remarquable et l’on pourrait reprocher aux rues d’être un peu étroites.
Après une courte visite aux tombeaux que renferment les galeries situées à l’extérieur de la cathédrale nous nous fîmes indiquer, non sans peine, le monument élevé à la mémoire des Suisses qui périrent le 10 août 1792 ; il est situé dans un jardin à peu de distance de la ville.
Rien de plus simple à la fois et de plus poétique que cette pensée qui a été saisie et rendue par Torwalden avec tout le succès qu’on devait attendre d’un artiste aussi célèbre : un lion percé d’une lance expire en couvrant de son corps un bouclier fleurdelisé qu’il ne peut plus défendre. L’expression du lion mourant est sublime ; il est caché dans une frotte peu profonde et creusée dans un pan de rocher absolument vertical ; le tronçon de la lance qui l’a percé est resté enfoncé dans son flanc ; il étend sa griffe redoutable comme pour repousser une nouvelle attaque ; sa face majestueuse offre l’image d’une noble douleur et d’un courage tranquille et résigné.
Au-dessus de la grotte on lit l’inscription suivante :
Helvetiorum fidei ac virtuti.
Au bas sont les noms des officiers et soldats qui périrent aux 10 août, 2 et 3 septembre et de ceux qui soustraits à la mort ont contribué à l’érection du monument. Ils étaient encore dix-sept vivants à l’époque de notre séjour à Lucerne ; en 1825, leur nombre s’élevait à quarante-cinq. Le gardien du monument qui est lui-même un de ces soldats demeure là tout près dans une petite maison qui lui est affectée ; en face est une chapelle sur l’entrée de la quelle on a gravé ces mots :
Invietis pax.
On nous y montra une nappe d’autel brodée de la main de la Duchesse d’Angoulême et donnée par cette princesse pour la chapelle expiatoire.
Le lion a 28 pieds depuis l’extrémité du museau jusqu’à l’origine de la queue et sa hauteur est de 18 pieds. Il est en haut relief et taillé d’un seul morceau dans la masse elle-même du rocher. La grotte dans laquelle il est couché a 44 pieds de long sur 28 d’élévation.
Outre quelques églises assez belles que l’on trouve à Lucerne, il faut encore mentionner les divers ponts qui se trouvent dans cette ville. 1°. Le pont des Moulins de 300 pieds de long, construit en 1403 ; l’intérieur est décoré d’une succession de trente-six tableaux représentant la danse des morts, copie faite par Meglenger. 2°. Le pont de la Reuss ; il n’est pas couvert, il a 150 pieds de long et 26 de large. 3°. Le pont de la chapelle construit en 1303 ; il a 1 000 pieds de long ; il est décoré de 154 peintures dont 90 représentent les époques des temps héroïques de la Suisse et les autres, la vie des deux patrons de la ville, Saint Leger et Saint Maurice. 4°. Le pont du Hof, ou pont de la cour : il a 1380 pieds de long ; il est couvert et décoré de peintures sur bois au nombre de 238, tirées de l’ancien et du nouveau testament.
Ménard jeune et Perrio que les trois derniers jours de marche avaient entièrement dégoûtés des voyages pédestres, avaient, dans la journée, arrêté leurs places pour Zurich, tandis que Ménard ainé et moi nous avions résolu de tenter l’ascension du Rigi, si le temps se montrait favorable.
La pluie qui tombait à flots le mercredi matin quand nous nous réveillâmes, fit cesser toute division à cet égard ; nous nous embarquâmes, en conséquence, tous les quatre dans la diligence de Zurich où nous arrivâmes à huit heures du soir. Nous essuyâmes en route un orage épouvantable qui nous aurait assez désagréablement contrariés sur le lac, si nous avions exécuté notre premier projet.
Nous eûmes aussi pour compagnon de voyage un jeune Parisien avec qui la connaissance fut bientôt faute grâce à l’opéra et à ses virtuoses qui deviennent bien vite un texte de conversation entre habitants de Paris qui se rencontrent.
Zurich.
Zurich bâti, comme Lucerne, à l’extrémité d’un lac et sur les bords d’une rivière, (c’est le lac de Zurich et la Limath) n’est guère plus important que cette dernière ville, mais il tend chaque jour à s’agrandir. Déjà la vieille enceinte, qui le renfermait, a cessé de suffire et de nombreuses constructions s’étendent au-delà des remparts que l’on s’occupe à démolir. Les rues sont généralement étroites et tortueuses et les maisons assez mesquines, si j’en excepte pourtant celles qui viennent d’être construites. Le même reproche ne saurait non plus être adressé aux édifices publics : l’hôtel de ville m’a semblé fort beau ; il est situé au bord du lac qui vient en baigner le pied et fut bâti de 1697 à 1699. Le style en est large et sévère ; des inscriptions latines, gravées au-dessus de chaque fenêtre en rappelant aux Zurichiens les maximes qui servirent de règles à la conduite de leurs pères leur retracent en même temps les devoirs qu’ils ont à remplir comme citoyen.
La cathédrale que je n’ai point visitée à l’intérieur, s’élève au-dessus du lac de la petite éminence ou elle est située. On la suppose fort ancienne : le corps de l’édifice n’a rien de remarquable, mais les deux tours sont belles et le paraissent encore davantage pour le spectateur placé sur les bords du lac.
Zurich possède aussi plusieurs belles promenades ; l’une d’elle, entre autre, pratiquée sur d’anciens ouvrages de fortifications qui dominaient la ville, permet à l’œil d’embrasser à la fois la plus grande partie du lac et l’admirable pays qui lui sert de cadre. De tous côtés se présente comme un magnifique panorama de villages et de maisons de campagne qu’une main prodigue semble avoir semé sur ces bords enchanteurs. Sur le lac lui-même, quelle vie, quelle activité ! De nombreux bateaux aux voiles blanches rasent les eaux bleues et limpides et, se croisant de tous côtés, font communiquer ensemble des différents points.
Neuhausen – Cascade de Lauffen. – départ pour Bâle
À midi nous partîmes par une voiture de retour qui nous conduisit non pas à Schaffhausen, comme nous l’avions d’abord projeté, mais seulement à Neuhausen qui n’en est éloigné que de 20 minutes et près duquel se trouve la magnifique chute du Rhin connue soue le nom de cascade de Lauffen.
Nous y arrivâmes vers six heures et demie. À peine descendus de voiture nous nous dirigeâmes vers la cascade, guidés par le bruit sourd qu’elle produit et qui se fait souvent entendre de deux lieues. Une espèce de vapeur que nous vîmes bientôt s’élever comme un nuage de poussière nous avertit de son approche : nous ne tardâmes pas, en effet, à l’apercevoir.
Rien de plus sublime et de plus effrayant, il faut en convenir, que ce fleuve immense qui se précipite en flots d’écume d’une hauteur de 60 à 80 pieds suivant la saison. Ses eaux, quoique resserrées, du côté de Neuhausen, par la colline de Bohnenberg et du côté opposé par celle de Kohfort que couronne le château de Lauffen, se présentent encore sur une vaste ligne. D’immenses quartiers de roc qui s’élèvent au milieu du fleuve le divisent en cinq bras d’inégale grandeur : l’on dirait d’énormes géants soutenant une lutte continuelle avec les flots qui cherchent à les renverser et dont la folle impuissance vient se briser, depuis des siècles, contre leurs flancs anguleux.
Cette admirable cataracte, la plus belle de toute l’Europe, nous retint jusqu’à la nuit sur le banc d’où nous la considérions. Nous ne rentrâmes à l’hôtel qu’après que l’obscurité nous en eût dérobé la vue. Nous vînmes alors nous mettre à table avec deux dames et un monsieur qui nous laissèrent bientôt le champ libre en se levant au milieu du repas.
Ménard voulu me rendre responsable de cette retraite précipitée, dont il attribua la cause à quelques plaisanteries que je m’étais permises à voix basse sur l’in des mets du souper, mais je parvins à lui prouver qu’eussent-elles été entendues, ce que je ne pouvais pas supposer, puisque nos commensaux parlaient Allemand, il n’y avait pas là de quoi faire rougir la plus timide jouvencelle et à plus forte raison deux femmes dont la plus jeune devait avoir bien près de six lustres.
Il m’en coutait beaucoup me trouvant à Neuhausen de en pas pousser jusqu’à Constance si plein de souvenirs du moyen âge : je regrettais de ne pas visiter son beau lac dont les eaux rivalisent de pureté avec celles du Léman ; plusieurs fois j’avais exprimé le projet de faire une excursion de ce côté, mais un motif tout-puissant, le déclin de nos finances, m’obligea d’y renoncer pour songer au retour.
Notre voiturier nous avait proposé de nous conduire à Bâle et nous avions fait prix de 35 francs. Le vendredi matin 1er septembre, nous partîmes à cinq heures par un temps fort douteux qui cessa bientôt de l’être en tournant complètement à la pluie. Au bout d’une lieue nous entrâmes, pour tout le jour, sur le territoire du Grand Duché de Bade, ayant à notre gauche le Rhin qui nous séparait de la Suisse.
Comme nous voyagions avec les mêmes chevaux, il fallut s’arrêter plusieurs fois en route pour les laisser reposer, ce qui ne nous amusa que de sorte. Nous fîmes surtout une assez longue pause à Lauffenbourg et nous en profitâmes pour aller voir une seconde cataracte formée par le Rhin, mais bien moins belle que celle de Lauffen. Ce fut la fille de l’aubergiste chez lequel nous étions descendus, jeune personne de 18 ans, fraiche, gentille et parlant fort bien le Français qui nous proposa de nous servir de guide, mission qu’elle sut remplir à la merveille et dont nous la remerciâmes par les compliments les plus flatteurs que nous suggéra notre galanterie.
À la fin de la journée, la pluie qui redoubla de force, fut loin d’accélérer notre marche, aussi était-il neuf heures quand nous arrivâmes à Bâle. Les portes en étaient fermées et je craignais un instant de n’avoir d’autre lit que le malheureux sapin qui nous rompait les os depuis seize heures. Heureusement que, moyennant une faible rétribution, l’entrée de la ville nous fut permise. Notre conducteur que nous laissâmes libre de choisir rel hôtel qu’il lui plairait nous arrêta devant la porte de la Cigogne où tout était plein. En désespoir de cause, nous allâmes nous jeter dans les bras du sauvage, au risque de nous y faire déchirer à belles dents, nous y trouvâmes une hospitalité bienveillante et surtout peu couteuse tant il est vrai de dire avec un ancien vaudeville, que les esprits dont on nous fait peur sons souvent les meilleurs gens du monde.
Bâle.
Pont sur le Rhin – la cathédrale – la salle du concile – les tombeaux – départ pour Paris
Bâle, l’une des principales villes de la Suisse, est située sur les bords du Rhin qui la divise en deux parties dont la plus grande est du côté de la Suisse et la plus petite du côté de l’Allemagne. La population est d’environ 22 000 âmes.
Nous consacrâmes la journée du samedi à la parcourir et à visiter rapidement ce qu’elle peut offrir de curieux : l’hôtel de ville remarquable par ses peintures extérieures, le pont de bois qui réunit les deux parties de la ville et près duquel se voit un spectacle assez plaisant. À l’une des fenêtres de la haute out qui se trouve à la tête du pont, apparaît une grotesque figure en bois qui tire la langue aux passants par un mouvement régulier que lui imprime le balancier de l’horloge. Cette figure fort ancienne remonte à une époque où les habitants du petit Bâle (la partie de la ville qui est du côté de l’Allemagne) étaient en hostilité continuelle avec ceux de la ville. Un plaisant imagina de les narguer par cette grimace permanente, mais les habitants du petit Bâle opposèrent à l’injurieuse facétie une image encore plus malhonnête qui mit les rieurs de leur côté ; cette dernière n’existe plus.
La cathédrale est située sur une terrasse qui domine le Rhin et d’où l’on aperçoit son cours majestueux. Cette église devenue comme tant d’autres, l’asile d’un culte autre que celui pour lequel elle avait été construite, appartient au style gothique, mais elle n’a rien de bien remarquable ; son principal titre à la curiosité du voyageur consiste à renfermer dans son enceinte et dans un cloître qui lui est contigu, une grande quantité de tombeaux où reposent des personnages illustres, entre autres, une impératrice d’Allemagne et le célèbre Érasme de Rotterdam, mort en 1534.
Après avoir passé en revue toutes ces défuntes notabilités, notre conducteur qui n’était autre que le gardien du monument, ne manqua pas de nous conduire dans la salle où s’assemble de 1431 à 1444 le mémorable concile de Bâle. Cette salle n’a aujourd’hui d’autre mérite que le souvenir qui s’y rattache. Elle est entièrement nue et sauf quelques instruments de physique à moitié délabrés qui se trouvaient là sur une table, nous n’y vîmes absolument rien. J’oubliais pourtant quatre à cinq vieux portraits qui nous valurent même de notre conducteur une réponse assez curieuse pour être rapportée. L’un de nous lui ayant demandé quels personnages représentaient ces portraits, ce sont mes ancêtres, répondit-il d’un air sérieux qui nous confondit.
Nous avions bien entendu parlé de la morgue des habitants de Bâle et de la prétention ridicule qu’ils ont d’être tous gentils hommes, mais nous ne présumions pas que cette fatuité pût s’étendre jusqu’au triste personnage que nous avions sous les yeux. Ses discours ne tardèrent pas à nous détromper et il ne fut bientôt pas douteux pour nous qu’il revendiquait comme les autres sa part de noblesse.
Singulier spectacle dans une république, il faut en convenir, qu’un préjugé qui établit une distinction pareille entre l’habitant de la ville et celui de la campagne ; qui fait du premier un gentilhomme et du second un manant. Après tout, doit-on s’attendre à trouver dans l’esprit des Suisses le sentiment de l’égalité civile lorsque celui de l’égalité religieuse qui le précède ordinairement n’y existe même pas encore ?
Les cantons, comme chacun sait, sont les uns Catholiques, les autres Protestants. Eh bien ! le croirait-on, dans la plupart d’entr’eux si le culte dissident est toléré, ceux qui le professent deviennent, pour ce motif seul, incapables de remplir aucun emploi public.
Le protestant dans plusieurs cantons catholiques, à son tour, dans quelques cantons protestants, sont frappés d’une espèce d’interdiction légale ; telle croyance est favorisée aux dépens de telle autre ; heureux encore quand les vexations ne viennent pas s’y mêler. Les animosités religieuses sont, en effet, dans certains lieux de la Suisse tout aussi vivaces qu’il y a trois siècles : dans chaque canton, les protestants et les catholiques forment comme deux peuplades ennemies dont la plus forte opprime la plus faible. La haine dont ils se poursuivent, les reproches d’impiété ou d’idolatrie qu’ils s’adressent mutuellement, sont un obstacle invincible à l’esprit de conciliation qui seul fait les prosélytes, de telle sorte que les deux partis en sont encore au même point qu’au moment où s’est opérée la résolution religieuse qui les a divisés.
On élève culte contre culte, le plus petit village a souvent son temple protestant ou son église catholique, à moins que les deux cultes, comme cela se présente dans les pays pauvres, ne trouvent un abri sous le même édifice et ne s’entendent pour en jouir chacun à leur tour. Le prêche alors succède à la messe ou la messe au prêche, suivant les conventions. Quand le prêtre a fini, on tire un rideau pour voiler l’autel et le pasteur monte en chaire devant un auditoire qui s’est aussi complètement renouvelé.
Nos excursions une fois terminées, nous arrêtâmes nos places pour le lendemain dimanche. Nous montâmes en voiture à 6 heures du matin et nous arrivâmes à Paris, le mercredi 6 septembre, après 70 heures de route qui achevèrent de nous mettre sur les dents.
Table.
Châlons-sur-Soâne
Lyon
Genève
Chamouny
Martigny
Mont Saint Bernard
Bex
Villeneuve
Chillon
Clarens, Vervey
Lausanne
Fribourg
Berne
Interlacken, Brienz
Oberland
Alpnach
Lucerne
Zurich
Cascade de Lauffen
Bâle
– Publié par F. Rouxel en 1837 dans un carnet de voyage et reproduit sur https://innovationaustrasie.com
Merci à Evaelle Joly d’en avoir fait la transcription en juin 2024.
Pour en savoir plus :
– La famille Hanotel 1719-1952 sur sept générations le 14 janvier 1952.
– Christophe Juppin : L’urgentiste de l’innovation le 05 mars 2024
– Souvenirs d’une excursion en Suisse en 1837
– La Suisse de 1837 racontée dans un carnet de voyage comique