Vers la renaissance industrielle française ? Entretien avec Anaïs Voy-Gillis

, par Christophe Juppin

La crise COVID-19 a révélé au grand jour combien la France s’est démunie pour des productions basiques mais stratégiques : masques de protection et aspirine... Comment en sommes-nous arrivés là et comment rebondir ? Alors qu’elle publie avec Olivier Lluansi, « Vers la renaissance industrielle française », (Éditions Marie B, juin 2020), Anaïs Voy-Gillis répond avec précision aux questions de William Leday pour Diploweb.com.


William Leday : Comment la question industrielle, grande orpheline des questions économiques au point d’avoir été un angle mort de la réflexion et de la recherche économique, revient-elle sur le devant de la scène ? Quelles sont les forces et les faiblesses du tissu industriel français ? Quel est l’impact de cette crise sur le tissu industriel, que nous apprend-elle sur ce dernier ?

Anaïs Voy-Gillis : Depuis la fin des années 2000, la question industrielle est revenue en France sur le devant de la scène. La crise de 2008 avait déjà rappelé les fragilités induites par l’absence d’une industrie forte. Le rapport Gallois (2012), le Crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) puis les 34 plans industriels (2013) de l’ancien ministre du redressement productif Arnaud Montebourg ont été des éléments précurseurs du renouveau de la question industrielle en France. Emmanuel Macron a également mis en place des politiques publiques en faveur de l’industrie avec le programme Territoires d’industrie lancé en 2018, Choose France en 2020 et bientôt avec le Pacte productif, même si au départ la question de l’industrie était faiblement présente dans ces discours. La présentation à l’Élysée de 120 objets industriels les 18 et 19 janvier 2020 peut également être interprétée comme le fait de redonner une place à l’industrie dans les lieux de pouvoir.

L’avenir de l’industrie française est fortement conditionné à la capacité de rebond de nos entreprises et des écosystèmes qui les accueillent. Dès à présent, nous savons que certains secteurs moteurs de l’industrie française comme l’aéronautique vont mettre plusieurs années à revenir à la normale. Il va donc falloir trouver de nouveaux moteurs à notre croissance industrielle. Dans le secteur automobile, le développement de chaînes d’assemblage et d’une capacité de production de sous-ensembles pour les véhicules électriques pourraient être une hypothèse. Il y a également des marchés dans le domaine du traitement des déchets, de l’environnement et des technologies qui y sont associées.

Malgré la situation du 1er semestre 2020 liée à la crise sanitaire puis économique, l’industrie française dispose de quelques éléments compétitifs dont le premier est l’énergie nucléaire qui offre une énergie décarbonnée, elle peut être un levier de compétitivité en attendant la transition vers des énergies renouvelables. En second lieu, la France dispose de solides écoles d’ingénieurs. Les ingénieurs français sont recherchés dans le monde entier. Il faut leur donner envie de faire carrière en France et notamment dans l’industrie. Nous disposons également d’écosystèmes territoriaux avec une culture et une tradition industrielles fortes ce qui les rend attractifs pour les investisseurs étrangers comme l’a illustré le cas d’Onnaing (département du Nord, 59) où s’est implanté Toyota. A travers la FrenchTech et la FrenchFab, la France a des entreprises et des start-up qui ont développé des technologies innovantes et qui peuvent permettre à l’industrie française de faire la différence dans les années à venir.

Les représentations collectives française de l’industrie ont été longtemps négatives.

Avant de venir sur le sujet des faiblesses, il convient de rappeler le choix plus ou moins implicite des élites nationales de se détourner de l’industrie au profit d’un modèle de société post-industrielle. Les représentations collectives de l’industrie étaient alors négatives (sale, has been, etc.). Dans une logique d’optimisation des coûts, les chaînes de valeur ont été fragmentées : conserver les activités de R&D, de marketing et de distribution dans les pays occidentaux et externaliser les segments intermédiaires jugés faiblement rentables. Suivant un modèle de fabless, la production a été repoussée vers d’autres pays avec une recherche de production au plus bas coût.

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Anaïs Voy-Gillis Crédit photo "C’est dans l’air", France 5

Du côté des faiblesses, la désindustrialisation, qui a débuté dans les années 1970, a fortement affaibli nos écosystèmes productifs et a induit une perte de savoir-faire et de compétences clés pour faciliter la renaissance industrielle. Il y a des métiers qui ont presque disparu en France comme l’attestent les exemples d’entreprises qui ont essayé de recréer des activités dans l’habillement ou l’horlogerie en France, ce qui complexifiera des opérations de relocalisation de chaînes de valeur complètes. Pour espérer une renaissance de l’industrie, il faut attirer des talents dans l’industrie. La structure de l’actionnariat des entreprises industrielles est également une faiblesse car beaucoup d’entreprises sont des filiales de groupes étrangers ou détenus par des fonds étrangers. L’absence de grands fonds d’investissements français ou européen est une fragilité, d’autant plus quand les stratégies de réinvestissements passeront en partie par des décideurs étrangers.

En outre, la France a moins profité de sa proximité avec les pays du Maghreb que l’Allemagne ne l’a fait avec les pays d’Europe centrale et orientale pour optimiser l’organisation de sa production.

Au regard de ce bilan mitigé, il va être nécessaire que l’industrie française prenne des tournants à la fois dans la modernisation des sites en travaillant sur l’agilité des unités de production, mais également dans l’évolution des modèles économiques (hybridation entre services et produits, personnalisation des produits, etc.). L’aspect environnemental est également un sujet clé dans la renaissance de l’industrie française, mais soulève également une question : sommes-nous prêts quand nous prônons les relocalisations à accepter le risque associé aux industries ? Le cas Lubrizol (Rouen, Normandie) le 26 septembre 2019 questionne et démontre que la présence de nouvelles usines, notamment chimiques, à proximité des habitations n’a rien d’un pari gagné.

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Cartes. Evolutions de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019
Cliquer sur la vignette pour agrandir les cartes des évolutions de l’emploi industriel en France de 1975 à 2019. Réalisation Anaïs Voy-Gillis

William Leday : Quels sont les défis pour l’industrie français post-Covid ? Comment la perception et les représentations sur l’industrie ont-elles évolué ?

Anaïs Voy-Gillis : L’industrie française a été fortement fragilisée par quarante années de désindustrialisation puis par la crise économique de 2008/2009. La crise sanitaire de 2020 va encore affaiblir notre tissu productif par les faillites et les réorganisations industrielles qui vont s’en suivre. De nombreuses entreprises vont se trouver en crise de liquidité et vont être amenées à repenser leur modèle économique pour trouver de nouveaux leviers de croissance et de création de valeur. La question du modèle économique est également à lier avec l’évolution de la concurrence. En effet, le concurrent de demain n’est pas celui d’hier. L’exemple le plus criant étant les GAFAM qui investissent le champ industriel avec les produits connectés comme la voiture autonome ou les voitures connectées.

La crise a mis en avant la fragmentation des chaînes de valeur, mais également la concentration des activités de production dans certains pays et certaines entreprises. La spécialisation de la production a permis des bénéfices économiques et donc un accès aux consommateurs à des biens sophistiqués à faible coût, mais elle a également induit une plus faible résistance aux chocs. A cet égard, la très grande concentration de la production pharmaceutique en Chine est archétypale de ce modèle jusque-là prédominant, nous y reviendrons plus loin. Par conséquent, elle interroge la capacité de nos systèmes de production à faire face aux aléas naturels ou climatiques, à résister et à absorber le choc, etc.

Les défis à relever sont nombreux. Certains relèvent de la compétence des pouvoirs publics, d’autres reviennent aux entreprises. De manière générale, le discours dominant qui veut que l’industrie française souffre encore d’un déficit de compétitivité n’est pas totalement faux, même si de nombreuses mesures ont été prises par différents gouvernements pour l’améliorer. Il reste encore quelques efforts à fournir, en particulier en termes de fiscalité de production pour mettre notre industrie sur un pied d’égalité avec les autres puissances industrielles européennes. Toutefois, le sujet n’est pas simple car il y a une équation économique à trouver entre compétitivité des entreprises et ressources des collectivités territoriales.

Dans le livre, nous notons que l’autre défi majeur à relever est celui de l’attractivité. L’industrie française souffre d’une double peine dans le domaine : ses métiers sont faiblement attractifs et les usines sont souvent implantées dans des territoires qui souffrent eux-mêmes de ce déficit d’attractivité. Les représentations sur l’industrie évoluent, mais elle reste encore perçue comme sale, has been, faiblement rémunératrice, broyeuse d’hommes, etc. Or, les usines d’aujourd’hui n’ont que peu de choses à voir avec celle représentée dans Les Temps modernes de Chaplin. Des événements comme L’Usine Extraordinaire (organisé à Paris en 2018 puis à Marseille en 2019) contribuent à faire évoluer les mentalités et participent à créer des vocations dans l’industrie. Il faut faire connaître les métiers de l’industrie aux jeunes, leur richesse et leur diversité. Les collectivités territoriales ont également un rôle pour relever le défi de l’attractivité des territoires productifs. La question des infrastructures est également à prendre compte qu’ils s’agissent des infrastructures numériques, de transports ou énergétique.

Par ailleurs, depuis le début de la crise sanitaire, il est régulièrement question de relocalisation. Or, des relocalisations pérennes ne sont pas possibles uniquement sur l’injonction des pouvoirs publics. Il faut également qu’il y ait une demande pour les produits Made in France. Produire en France va soulever d’autres questions en matière de coût de production et donc de prix. Il s’agit donc à la fois pour les pouvoirs publics de montrer l’exemple en privilégiant des approvisionnements en France, mais également pour les acheteurs industriels et les consommateurs individuels de faire évoluer leur comportement d’achat vers des produits français. Il revient également aux entreprises de trouver des leviers pour être compétitif en termes de prix ou de jouer sur d’autres facteurs pour sortir de l’unique logique du prix d’achat (offre produit, produit personnalisé, service associé au produit, etc.). Il ne faut pas non plus oublier la situation déficitaire de la balance commerciale de la France. Les échanges commerciaux sont beaucoup plus déséquilibrés avec les pays européens qu’avec les pays émergents.

La crise va conduire de nombreux industriels à reporter tout ou partie de leurs investissements, notamment dans la modernisation des sites. Néanmoins, il s’agirait d’une erreur stratégique car la survie de notre industrie dépend aussi de sa capacité à individualiser sa production, réduire ses temps de mise sur le marché, réduire ses délais de livraison, améliorer la qualité des produits, etc. Par conséquent, il ne s’agit plus uniquement de raisonner selon le triptyque « coût, qualité, délais », mais d’introduire des réflexions sur le cash (prod^3ire loin conduit à immobiliser une partie de la production le temps de faire venir les produits en France et à augmenter les stocks), l’impact environnemental des produits (introduire de nouveaux indicateurs et développer un compte de résultat environnemental sur le modèle de celui du groupe Kering) et assurer une transparence sur le produit aux clients. La question de la résilience face aux chocs va surement également être un facteur important.

Relocaliser ne se fait pas d’un claquement de doigts.

William Leday : Le regain d’intérêt pour les questions industrielles est-il de long terme ou est-il uniquement conjoncturel ? Après la pénurie de masques, allons-nous assister à de nombreuses relocalisations en France ? Comment ces dernières peuvent-elles s’opérer et quelles sont leur conséquence d’un point de vue macro-économique (ou global) ?

Anaïs Voy-Gillis : Les Français semblent redécouvrir leur industrie à la faveur de cette crise. Néanmoins, relocaliser n’est pas quelque chose qui se fait en un claquement de doigts. Il y aura sans aucun doute des relocalisations en France. Il y a eu des opérations de ce type avant la crise (Kusmi Tea en 2012 dans le Loiret et Lucibel en 2014 en Normandie par exemple) et au cours de la crise quelques industriels ont annoncé vouloir réimplanter des unités de production en France. Par exemple, deux industriels alsaciens (spécialisés dans l’électronique et le câblage) se sont entendus pour relocaliser une partie de leur production en Alsace pour produire certains produits à la demande de leurs clients et sécuriser ainsi leurs approvisionnements.

Ces opérations de relocalisation pourront répondre à différentes logiques. La première pourra se faire sous l’impulsion de l’État pour garantir la souveraineté du pays. Cela pourrait être le cas dans le domaine de la santé où aujourd’hui 80% des principes actifs sont produits en Asie. La seconde pourrait être sous l’effet d’une réorganisation de la production d’un groupe à l’échelle continentale ou mondiale (Renault est un bon exemple). Dans ce cas, certains sites industriels français pourraient récupérer des volumes, induisant des investissements en faveur d’extensions de site. Mais cette réorganisation de la production pourrait également être défavorable à la France soit parce que les industriels concentreront leur production sur leurs principaux marchés qui ne sont pas forcément français, soit parce que les actionnaires sont étrangers et privilégieront leur territoire d’origine, soit pour des questions de compétitivité réelle ou supposée. Enfin, le troisième type de relocalisation pourra se faire pour garantir la qualité des produits, sécuriser les approvisionnements ou réduire les délais de livraison (typiquement les systèmes d’armes).

Il est peu probable que les productions en grande reviennent en masse en France. Il faut regarder ce type de productions au cas par cas, mais on peut peut-être espérer certains rapatriements en Europe, notamment dans les PECO, notamment à la faveur d’un mouvement de continentalisation des productions. Les PECO ont déjà une base productive dynamique et concentrent une grande partie des emplois industriels en Europe.

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Cartes. Le poids de l’industrie dans le PIB des Etats membres de l’UE
Cliquer sur la vignette pour agrandir les cartes. Réalisation : Anaïs Voy-Gillis
Les unités de production qui pourraient naître de ces opérations de relocalisation seront surement plus petites, agiles et flexibles. Elles permettront de produire des produits à la demande dans des délais raccourcis.

Au-delà des potentielles relocalisations, je crois qu’il y a un véritable enjeu sur notre indépendance. Par conséquent, il faut entamer une réflexion sur la maîtrise des technologies et des procédés critiques et sur comment nous pouvons préserver et renforcer notre tissu productif existant. La France doit prendre une position sur le sujet des nouvelles technologies. Les États-Unis et la Chine sont très dynamiques sur le sujet et investissent beaucoup d’argent pour faire émerger des technologies de rupture comme la 5G, l’intelligence artificielle ou encore toutes les infrastructures de stockage de données. Il y a un modèle à trouver entre mobilisation de capitaux privés et soutien des pouvoirs publics. Malheureusement, force est de constater que l’investissement sur ces sujets reste trop faible aujourd’hui. Il s’agit d’un enjeu de souveraineté et d’indépendance pour l’avenir. Bien entendu, cette question s’accompagne également d’un travail en profondeur sur la formation initiale et continue afin que chacun puisse profiter des opportunités offertes par ces évolutions.

Le sujet des relocalisations répond également à un enjeu climatique. Le modèle qui veut que des composants fassent parfois plusieurs fois le tour du monde n’est plus soutenable. Au-delà, il faut cesser l’hypocrisie qui a constitué à pousser nos émissions carbones et nos pollutions vers des pays moins regardants. Par conséquent, la protection du climat doit également être un objectif central d’une politique industrielle avec la recherche d’une industrie à faibles émissions.

William Leday : Dans votre livre, « Vers la renaissance industrielle française » (éd. Marie B), vous avez fait le choix du mot « renaissance » plutôt que « réindustrialisation ». Pourquoi ?

Anaïs Voy-Gillis : La Renaissance (XVe-XVIe voire XVIIe siècles) a été une période caractérisée par des changements en profondeur de la société. Elle correspond à une nouvelle manière de diffuser l’information (imprimerie), l’évolution des échanges commerciaux et des changements de représentations du monde. La réindustrialisation est un concept qui laisse sous-entendre que nous allons rebâtir à l’identique ce qui a été détruit. Or, cela est impossible car nous avons connu des évolutions profondes ces dernières années qui nous amène à penser l’industrie autrement et à faire évoluer notre approche du rôle de l’industrie dans notre société. La renaissance se caractérise par un mouvement là où une révolution recherche une rupture radicale.

La nouvelle industrie ne sera pas seulement une hybridation entre produits et services, mais également entre anciens savoir-faire et nouveaux savoirs digitaux.

La renaissance de l’industrie doit nous permettre de relever les grands défis du XXIème siècle (changement climatique, gestion des déchets, etc.) en s’appuyant sur les savoir-faire de ce secteur. Comme nous le rappelons dans le livre, il s’agit des savoir-faire qui permettent de traiter le nombre, le volume et la complexité dans un univers économique contraint.

La nouvelle industrie ne sera pas seulement une hybridation entre produits et services, mais également entre anciens savoir-faire et nouveaux savoirs digitaux.

William Leday : Quel est le rôle de l’Union européenne ? A-t-elle été, comme on l’a souvent entendu et lu, l’une des responsables de la désindustrialisation que la France a connu, notamment par le biais du principe de concurrence libre et non faussée qui fonde le marché intérieur et le droit qui en découle ?

Anaïs Voy-Gillis : Tout d’abord il convient de rappeler que la politique industrielle est une compétence d’appui de l’Union européenne alors que l’établissement des règles de la concurrence est une compétence exclusive de l’Union européenne. Force est de constater qu’en l’état, les règles européennes ont conduit plus à une mise en concurrence entre les États européens qu’à l’émergence d’une véritable solidarité européenne.

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Cartes. L’emploi industriel dans l’UE en 2016
Cliquer sur la vignette pour agrandir les cartes. Réalisation : Anaïs Voy-Gillis
Bien entendu, l’Union européenne par son organisation et ses règles a favorisé la désindustrialisation du continent européen. Néanmoins, la situation est complexe car certains choix de l’Union sont la résultante des actions des États membres. La situation plus dégradée de la France s’explique certes par le contexte européen. Nombreuses sont les explications mises en avant pour aller dans ce sens comme l’euro fort, le dumping social et fiscal entre les États, le respect du principe de concurrence libre et non faussée face à des États non européens qui ne font que peu de cas de ce sujet, etc. Mais la désindustrialisation est également la résultante des choix des acteurs publics et privés français.

Depuis la crise de 2008/2009, le cadre mondial a fortement évolué avec une accélération des progrès technologiques, une intensification de la concurrence internationale et le développement de stratégies industrielles offensives par certains États.

Les innovations technologiques ont induit des bouleversements mondiaux dans les processus de production et logistique ainsi que dans le comportement des consommateurs et des utilisateurs. Elles modifient les modalités de création de valeur et d’organisation. Par exemple, l’intelligence artificielle fait évoluer la connaissance du client et des usages produits, mais permet également une automatisation presque intégrale des unités de production. Elles ont également fait émerger de nouveaux acteurs qui viennent bouleverser le jeu et les règles concurrentiels. Malheureusement, les grandes plateformes qui s’intéressent aujourd’hui à l’industrie et ses produits sont presque toutes américaines ou chinoises. Dès lors, il y a un enjeu de souveraineté européenne à faire émerger de nouveaux outils et services européens.

La mutualisation des moyens humains et financiers augmentera de fait la force de frappe de l’UE.

L’Union européenne a un rôle à jouer pour garantir l’indépendance du continent, même si l’idée de souveraineté européenne est discutable car il s’agit en l’état de la construction européenne plutôt de 27 souverainetés nationales à préserver. Au-delà des programmes d’aides pour soutenir les entreprises dans la crise, elle doit participer aux financements des technologies de demain (biotechnologies, technologiques quantiques, cloud, etc.) à travers de grands plans d’investissements et au développement de fonds souverains européens. La mutualisation des moyens humains et financiers augmentera de fait la force de frappe du continent.

Le cadre réglementaire européen doit également évoluer pour faire cesser la mise en concurrence entre les États membres (dumping social et fiscal). Le cadre réglementaire doit évoluer en termes de réciprocité d’accès aux marchés publics, de contrôle des investissements étrangers, etc.

Il faut également moderniser le droit européen de la concurrence en favorisant la coopération entre les entreprises européennes. La procédure européenne de contrôle des concentrations doit mettre l’accent sur la prise en compte de la concurrence mondiale et celle d’entreprises contrôlées ou subventionnées par l’État dans certains pays. Le cas de la fusion Alstom-Siemens a montré que la Commission européenne privilégiait souvent l’intérêt du consommateur au détriment de celui des industriels en ne prenant pas en compte dans son périmètre d’analyse des pays comme la Chine qui soutient ses entreprises dans leurs projets d’expansion.

William Leday : Le contexte géopolitique actuel qui remet les États au centre du jeu et la souveraineté nationale au goût du jour, avec un affaiblissement des logiques de libre échange, ne favorise-t-il pas la renaissance de l’industrie nationale ?

Anaïs Voy-Gillis : Le contexte géopolitique du 1er semestre 2020 appelle à construire une troisième voie européenne entre la Chine et les États-Unis. Les industries européennes sont en concurrence avec d’autres pays industrialisés et notamment des pays qui misent fortement sur le développement des nouvelles technologies comme la Chine avec l’intelligence artificielle. Cette dernière développe une approche systémique et globale de développement, de production et d’exportation de ses savoir-faire technologiques et de ses produits.

Il faut que l’Union européenne et les États membres sortent de l’attitude un peu « naïve » qu’ils ont pu avoir ces dernières décennies afin d’adopter une stratégie plus offensive et protectrice de nos actifs clés.

En parallèle, nous assistons à un retour en force du protectionnisme et du nationalisme dans de nombreuses nations. Ils induisent un abandon des principes du libre-échange et de l’ouverture. De plus en plus de pays développent des politiques industrielles offensives pour préserver leur base industrielle comme le fait Donald Trump avec ses mesures protectionnistes ou pour soutenir les exportations. Autrement dit, les pays européens se trouvent confrontés à des systèmes économiques qui attribuent des subventions publiques pour financer les exportations, les opérations de rachat d’actifs étrangers stratégiques ou en restreignant fortement l’accès à leur marché. Sans tomber dans le protectionnisme, il faut que l’Union européenne et les États membres sortent de l’attitude un peu « naïve » qu’ils ont pu avoir ces dernières décennies afin d’adopter une stratégie plus offensive et protectrice de nos actifs clés. Par ailleurs, l’exemple américain montre que le protectionnisme n’est que faiblement efficace. Aux États-Unis, s’il a profité à certaines entreprises, il a de manière générale pénalisé les consommateurs.

Par ailleurs, des pays comme la Chine vont chercher de nouveaux leviers de croissance post-crise et miseront surement sur les exportations. Dès à présent des groupes industriels chinois ont annoncé vouloir commercialiser certains produits innovants en Europe comme l’a fait le groupe chinois BYD en annonçant qu’il allait commercialiser des voitures électriques en Finlande. La Chine sera également surement très active dans le rachat de technologies et d’entreprises innovantes pour réaliser des bonds technologiques.

La contrainte environnementale ne devrait pas être uniquement pour les entreprises européennes, mais être intégrée dans les règles du commercial international.

Il y a également un enjeu environnemental à intégrer. Les réglementations françaises et européennes sont contraignantes. À certains égards, elles ont un impact sur la compétitivité de nos industries, mais sont également une nécessité face au défi climatique. Dès lors, s’il faut maintenir notre haut niveau d’exigence dans le domaine, il faut également se préserver du moins-disant environnemental. Les normes sociales et environnementales ne sont pas du protectionnisme car elles ne bénéficient pas à nos entreprises puisqu’elles doivent souvent commencer par investir pour les respecter. Elles sont néanmoins indispensables si nous souhaitons bâtir une croissance durable. Par conséquent, il faudra trouver un point d’équilibre entre compétitivité des entreprises et soutien aux ménages les plus fragiles. Par ailleurs, la contrainte environnementale ne devrait pas être uniquement pour les entreprises européennes, mais être intégrée dans les règles du commercial international. Dernier sujet dans ce contexte géopolitique, celui des matières premières. Si l’on part du principe que l’on doit miser sur les technologies d’avenir comme les voitures électriques, il faut également intégrer une réflexion sur la disponibilité des matières premières. L’une des forces de la Chine est d’avoir une approche systémique des sujets. Par exemple, sur la voiture électrique, non seulement elle s’est dotée de moyens de production, mais elle développe également des infrastructures pour permettre le développement de ce type de véhicules et apporte avec ce sujet une réponse à un de ses problèmes majeurs : la pollution. Dans la continuité de son approche systémique, elle maîtrise également les matières premières. Elle produit un tiers de la production mondiale de lithium et maîtrise 50% de la production de cobalt en République démocratique du Congo, qui produit 70% de la production mondiale. La Chine dispose également de 80% des capacités mondiales de raffinage de cobalt. Dès lors, il ne suffit pas de produire en France, mais également de réfléchir à tous les composants nécessaires dans un produit et lesquels nous rendent les plus vulnérables.

William Leday : Comment rebâtir cet imaginaire industriel que vous appelez de vos vœux ? L’idée de star-up nation y participe-t-il ?

Anaïs Voy-Gillis : En France, malgré la désindustrialisation profonde du pays nous avons toujours maintenu des politiques industrielles, mais nous avons oublié l’importance d’avoir également une stratégie industrielle claire et stable à l’image de ce qu’a fait l’Allemagne en se désignant comme un pays « site de production » dès les années 1990. Par conséquent, il faut définir au service de quel imaginaire nous mettons en œuvre notre stratégie. Aujourd’hui, il n’est pas clairement défini.

Reprendre le concept de start-up nation (concept diffusé par Dan Senor et Saul Singer dans un livre du même nom en 2009) permet d’envoyer un signal positif à l’économie, mais il y a également un risque de passer à côté de pans entiers de l’économie et de la population. Ce concept de start-up nation n’a pas permis de créer un imaginaire partagé, car il renvoie plus une économie du numérique et métropolitaine qu’à l’histoire et la culture de notre pays. Il appartient d’ailleurs plus à l’imaginaire entrepreneurial que proprement industriel.

Pour faire émerger cet imaginaire, il convient de définir la place et le rôle que nous souhaitons offrir à l’industrie en France. De notre point de vue, l’industrie est un outil au service d’un projet et d’un modèle de société. La question de la renaissance de l’industrie est intimement liée à celle du modèle de société que nous souhaitons. L’industrie est un outil de souveraineté nationale, économique et technologique, mais elle est également, par sa capacité à créer des richesses et des emplois pérennes dans les territoires, un outil essentiel au service la cohésion sociale et territoriale de la France.

William Leday : Individuellement, comment pouvons-nous être des acteurs de la relance économique ?

Anaïs Voy-Gillis : Les consommateurs peuvent faire leur choix de soutenir le produire en France en orientant leurs choix de consommation vers des produits français. Ils peuvent, par exemple, s’appuyer sur la Carte française qui propose un catalogue assez complet de produits Made in France. La Carte française a été lancée par Charles Huet et ses associés à la fin 2019. Elle est la première carte cadeau qui permet d’acheter des produits 100% Made in France. Sur le site de La Carte Française, il est possible de voir la diversité de produits existants. Le gouvernement pourrait s’appuyer sur ce genre de dispositifs pour mettre temporairement en œuvre un principe d’helicopter money.

Nous savons depuis longtemps que nos choix individuels de consommation ont un impact sur les entreprises nationales et donc sur l’emploi national. Ainsi, la renaissance de l’industrie sous-entend également une évolution en profondeur de nos modes de consommation, mais également de renforcer l’offre de produits français et d’améliorer la lisibilité de la provenance des produits et de leurs composants.

Copyright Juin 2020 Anaïs Voy-Gillis :/Diploweb.com

Plus

. Olivier Lluansi, Anaïs Voy-Gillis , « Vers la renaissance industrielle française » , Paris, Éditions Marie B. juin 2020, 64 p. Sur Amazon

4e de couverture

La crise économique et financière de 2008 puis les "gilets jaunes" nous ont montré les dégâts causés par la désindustrialisation : fracture sociale et territoriale, sentiment de relégation voire d’abandon d’une partie de la population, etc. La désindustrialisation s’est aussi traduite sur le plan électoral par un vote de plus en plus favorable aux partis et leaders nationalistes-identitaires, Trump, Wallonie/Flandre, Catalogne…
Depuis quelque temps, l’industrie est de nouveau « tendance ». Hier méprisée, l’activité industrielle est désormais au coeur des priorités – ou au moins des discours des politiques, qui y voient l’avenir de nos emplois et de nos économies développées. Or l’industrie d’aujourd’hui n’a que peu à voir avec celle d’hier, et celle de demain reste largement à inventer. Ce secteur connait de nombreux bouleversements qui questionnent son modèle et appellent à faire émerger une nouvelle approche et une nouvelle définition.
« Digitalisation », « industrie du futur » ou « numérisation ». A n’en pas douter, ces concepts annoncent de vastes mutations - sachons nous y préparer.

Nouvelles technologies, nouvelles compétences, nouveaux business model, nouvelles organisations, quelles sont les conséquences concrètes de la révolution en cours sur l’outil productif ? Quels seront ses impacts sur la manière de produire, (de la production de masse au savoir-faire sur mesure) ?
Quelle sera la place de l’homme dans l’usine de demain ?
Grâce une présentation moderne, cartographie couleur, iconographie, encadrés… le livre, percutant et accessible, ambitionne de susciter le débat.

Les auteurs

Anaïs Voy-Gillis Docteure en géographie de l’Institut Français de Géopolitique (IFG). Les recherches d’Anaïs Voy-Gillis portent sur les enjeux et les déterminants de la renaissance industrielle de la France, ainsi que sur la montée des nationalismes en Europe. Elle a publié deux ouvrages en 2020. Le premier aux éditions du Rocher, L’Union européenne à l’épreuve des nationalismes et le second aux éditions Marie avec Olivier Lluansi, Vers la renaissance industrielle.

Olivier Lluansi est un expert reconnu dans le domaine de l’industrie. Il a commencé sa carrière à la Commission européenne, puis au Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais. Il a ensuite rejoint Saint-Gobain dont il a supervisé les activités en Europe centrale et orientale. Il a également été Conseiller industrie et énergie à la Présidence de la République et récemment il a mise en place l’initiative « Territoires d’industrie » lancée par le Premier Ministre. Il est aujourd’hui Associé Strategy& | PwC.

. Voir sur Amazon le livre d’Olivier Lluansi, Anaïs Voy-Gillis , « Vers la renaissance industrielle française » , Paris, Éditions Marie B. juin 2020, 64 p.

Publié par Anaïs VOY-GILLIS , William LEDAY, le 7 juin 2020 sur https://www.diploweb.com


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