« Haute-Marne : de la coutellerie à la MedTech » La Haute-Marne mise sur la MedTech

, par Christophe Juppin

Ses forêts, ses terres agricoles et… ses usines. De la Haute-Marne, on connaît surtout le fromage de Langres ou les balades sylvestres. Mais que sait-on de son industrie, l’une des plus performantes de France ? Par son taux d’emploi et ses exportations à travers le monde, l’industrie locale, spécialisée dans le médical, est tout simplement exemplaire.

« C’est un beau couteau… mais c’est un Nogent ! » s’exclame Roubeau, interprété par l’acteur Fernand Ledoux, dans « la Bête humaine » de Jean Renoir, un film tourné en 1938. Cette scène souligne la réputation de la coutellerie nogentaise, dont le savoir-faire remonte au XIe siècle. « La ville, surnommée Nogent-les-Couteaux au XIXe, en lieu et place de l’originel Nogent-en-Bassigny, est devenue officiellement Nogent en 1972 », rappelle Anne-Marie Nédelec, maire de la commune et conseillère départementale de Haute-Marne.


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Anne-Marie Nédelec, maire de Nogent et conseillère départementale de Haute-Marne.

Le travail du métal est favorisé par les trois éléments nécessaires à sa fabrication, fort abondants dans la région : le minerai de fer, le charbon et la force hydraulique. Il y a quarante ou cinquante ans, le bassin industriel situé sur l’axe Chaumont-Nogent employait 6 000 personnes, dont un grand nombre travaillait, aiguisait et polissait couteaux, ciseaux et autres outils tranchants à domicile pour le compte de grands donneurs d’ordres locaux. Au XXe siècle, c’est au début des années 80 que cette activité baisse fortement. Des usines ferment et le chômage s’étend. Le nombre d’habitants de Nogent, par exemple, chute entre 1982 et 1999 d’environ 5 300 à 3 900 âmes. « C’est la faute des nouveaux matériaux et de la concurrence des pays à bas coût de main-d’œuvre », précise Anne-Marie Nédelec.


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La cellule robotisée de forge de la société Marle

1.- La cellule robotisée de forge de la société Marle
2.- transforme un lopin de métal en réduisant son diamètre sur environ la moitié de sa longueur. La nouvelle pièce
3.- sera une nouvelle fois soumise au feu par des forgerons
4.- pour être transformée en prothèse de hanche
5.- avant les travaux d’usinaqe et de polissage qui aboutiront au produit fini.


Des difficultés à recruter

Mais les entreprises locales — menées par des précurseurs comme Renée Landanger ou Bernard Marle — ont su adapter, diversifier et transformer leurs ateliers en usines où on fabrique des instruments chirurgicaux et des prothèses… tout en continuant à s’appuyer sur les savoir-faire ancestraux : forgeage, estampage, usinage et traitements de surface.

Aujourd’hui, une prothèse de hanche sur trois et une prothèse d’épaule sur quatre posées dans le monde sont produites, en toute discrétion, en Haute-Marne. On y fabrique également l’équivalent de 100 % de la consommation française des implants de genoux et de 10 % de ceux du pied. Spécialisée dans les prothèses et les instruments chirurgicaux, la trentaine des entreprises adhérentes à Prosthesis Valley (lire ci-dessous « les Deux Piliers du pôle Nogentech ») devrait accroître sa production car son marché progresse de 7 % à 8 % (1) par an. Les raisons tiennent au vieillissement de la population et aux innovations techniques qui reproduisent de mieux en mieux les caractéristiques fonctionnelles et anatomiques de la biologie humaine.

Ironie de l’histoire, les entreprises locales de la MedTech, qui emploient quelque 2 000 personnes, ont du mal à recruter, si bien que des commandes sont refusées. « Je suis prêt à recruter 50 polisseurs en CDI tout de suite », assure Antonio Gil, PDG du groupe Marle. Frustrante pour tous, cette situation se rencontre malheureusement dans plusieurs entreprises membres du réseau Prosthesis Valley.


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Antonio Gil, PDG de la société Marle.

Une dynamique collective

Au faible attrait du territoire, malgré un taux de chômage quasi frictionnel (incompressible, à peine plus de 4 %), s’ajoutent les complications administratives. Afin de faire face à l’explosion de la demande, le groupe Marle a instauré le travail le week-end, sur la base du bénévolat, mais « l’administration nous accorde une autorisation pour deux ans seulement », s’agace Antonio Gil. Pour prolonger cette durée, il faut repasser toutes les procédures administratives, une tâche lourde et chronophage pour une ETI qui a besoin, au contraire, de simplicité et de flexibilité. Conséquence : Marle a investi en machines dans une filiale suisse où il a déporté une partie de la production nogentaise. Autant les couteliers étaient en concurrence, autant les professionnels de l’actuel écosystème haut-marnais se rencontrent, échangent et, parfois, travaillent ensemble sur des problématiques communes.
David Biguet (Ch. 91), président de la grappe d’entreprises Nogentech de 2014 à juin 2018 (2), a participé activement à l’animation et à la -dynamisation de la cinquantaine de sociétés adhérentes du « cluster » qui finance 90 % de son budget.

« Les entreprises, rappelle David Biguet, se sont naturellement rassemblées sur des problématiques transversales sur lesquelles elles ne pouvaient agir individuellement, par manque de moyens ou de compétences. L’environnement a été un grand -sujet fédérateur. Une action collective a permis de résoudre efficacement le problème du rejet des déchets issus du polissage et des -attaques électrochimiques. Notre solution, avec tri sur site, collecte centralisée et traitement par une entreprise -spécialisée, a été récompensée par le prix du meilleur projet environnemental décerné par la Lyonnaise des eaux en 2006. »


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David Biguet (Ch. 91) a présidé la grappe d’entreprises Nogentech de 2014 à juin 2018.

Récupération de céramiques

Le grand projet du moment est centré sur la revalorisation de certains déchets issus de nos entreprises. Des espoirs ont été placés sur la valorisation du titane, mais une préétude évalue que, sur une génération de 2 500 tonnes de résidus de fabrication, le volume de récupération n’excède pas 300 kg/an — un montant trop faible en comparaison des investissements à réaliser pour mener à bien un tel chantier. En revanche, la même préétude a révélé des perspectives prometteuses sur la récupération de céramiques issues des déchets abrasifs. « La deuxième étape, conclut David Biguet, consiste à évaluer techniquement et financièrement la réalisation d’une telle opération. Nous verrons ainsi s’il vaut mieux la réaliser nous-mêmes ou la sous-traiter. »

Les autres travaux collectifs portés par Nogentech touchent aux techniques de polissage et à la caractérisation de surface. Face à la pénurie de polisseurs, un groupement de cinq sociétés travaille, en collaboration avec le CRITT MDTS et le Cetim de Saint-Étienne, sur l’Usinage électrochimique de précision , une solution qui permettra de se passer, dans certains cas, d’une main-d’œuvre devenue rare. Aujourd’hui, un polisseur met une heure à une heure trente pour polir une prothèse de genou. Avec la technique électrochimique, deux à cinq minutes suffiront.

Le second sujet, la caractérisation de surface en diffractométrie, permet d’automatiser l’analyse de l’état de surfaces brillantes à l’échelle microscopique en moins de trois secondes. Cette procédure pourrait supprimer les décisions aléatoires de l’être humain.

Les sujets réglementaires sont également le centre de toutes les attentions au sein de Nogentech. La nouvelle réglementation européenne relative au secteur, qui doit s’appliquer en 2020, est déjà une réalité chez de nombreux adhérents. « Son adoption précoce, souligne Antonio Gil (Marle), est un vrai avantage concurrentiel. » Publiée il y a un an, cette réglementation garantit la transparence dans la fabrication, ainsi qu’une meilleure évaluation des prothèses avant et après leur mise sur le marché.

La Haute-Marne est paradoxale. Sa forêt, qui recouvre 40 % de sa surface, et ses terres agricoles 51 %, en font un territoire profondément rural, qui n’a pourtant jamais relégué son industrie au second plan. À côté des couteliers devenus producteurs de prothèses, il existe au nord du département, dans l’aire géographique de Saint-Dizier, un nombre significatif de fonderies d’excellence (lire AMMag d’avril 2018, p. 42), dont la plupart exportent leurs produits d’exception dans le monde entier, Chine comprise. En tout état de cause, de grands industriels, tels -l’allemand B. Braun, propriétaire d’Aesculap , ou de grands fonds d’investissement internationaux, tel Carlyle ou IK Investment, aujourd’hui principal actionnaire de Marle, en ont compris tout le potentiel.

Djamel Khamès, à Nogent

(1) Source : département de Haute-Marne.
(2) Il a été remplacé à la présidence du cluster Nogentech par Pascal Gillet, patron de Gillet Outillage, le 21 juin 2018.. Depuis le 01 novembre 2019, David Biguet est président de la société Rostan.


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En juin 2018, Pascal Gillet (à droite), patron de Gillet Outillage, a succédé à David Biguet (Ch. 91) à la présidence de Nogentech. Photo Maryline Meunier du journal de la Haute-Marne.

Les deux piliers du pôle Nogentech

Labellisé système productif local en 2000, puis pôle d’excellence rurale en 2006 avant d’être reconnu par l’État comme grappe d’entreprises en mai 2010, le « cluster » Nogentech (1) compte deux grands départements : Prosthesis Valley et Flaamm. Le premier regroupe les sociétés spécialisées dans les dispositifs médicaux et instruments chirurgicaux et le second fédère les entreprises spécialisées dans la transformation des matériaux (forge, laser, mécanique, matériaux ciblant les secteurs automobile et aéronautique).

Entretenir une dynamique d’innovation

Le 25 juillet 2016, Nogentech et son département Prosthesis Valley ont intégré HealthTech, le réseau thématique de la santé de la FrenchTech pour les dispositifs médicaux. C’est le moyen d’attirer et d’intégrer les start-up dans un écosystème (3) qui entretient une dynamique d’innovation avec les antennes locales de l’université technologique de Troyes et du centre de recherche et de transfert technologique MDTS (matériaux, dépôts et traitements de surface).

La totalité de ces organismes, incubateur à start-up compris, est installée sur le pôle technologique Sud-Champagne, à la périphérie de Nogent. Cela favorise les échanges avec les industriels adhérents de la grappe d’entreprises, dont certains sont localisés sur la même zone d’activité.

Le tout est couronné par le salon des Savoir-faire industriels de Haute-Marne, un événement annuel (2). C’est à la fois la vitrine des professionnels de la sous-traitance locale et un lieu d’échanges, à travers les conférences, sur les dernières évolutions techniques relatives aux matériaux, produits et procédés. D. K.
(1) www.cluster-nogentech.com
(2) www.savoirfaire-hautemarne.fr
(3) https://poletechno52.fr/


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Le pôle Prosthesis Valley, qui regroupe les fabricants d’implants et d’instruments de chirurgie en Haute-Marne, est membre du Health Tech, le réseau thématique de la santé de la French Tech pour les dispositifs médicaux.

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Opération de contrôle de qualité sous lumière bleue d’une prothèse de hanche, chez Marle - une opération rarissime dans l’industrie.

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Arts & Métiers Mag n°403 Octobre 2018

Publié par Djamel Khames le 16 octobre 2018 dans Arts&MétiersMag n°403 Octobre 2018 en page 34 sur 4 pages


Pour en savoir plus :

 David Biguet a été élu président du cluster Nogentech le 14 mai 2014.
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 LDR Medical : de Chaumont à Troyes et à New-York, l’histoire d’une licorne française
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 Aesculap : Die gute croissance
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 De la tradition artisanale coutelière aux implants chirurgicaux et au Cluster Nogentech
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 Voyage en Haute-Marne, au cœur de la Prosthesis Valley le 24 juin 2018 dans LeParisien.
 « Haute-Marne : de la coutellerie à la MedTech » le 16 octobre 2018
 3 questions à….Mickaël Denet (An.98)
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