Le "made in" Drouhin en juillet 1985. Paul Drouhin, et son fils Emile Drouhin, le dernier duo des Drouhin

, par Philippe Savouret

En juillet 1985, Philippe Savouret s’est rendu à l’atelier des "Drouhin", deux artistes couteliers aujourd’hui disparus. Quelques-unes de leurs pièces font partie intégrante de l’exposition consacrée aux Meilleurs ouvriers de France visible au Musée de la coutellerie à Nogent, en Haute-Marne. La scène se passe 34, Avenue du 8 mai 1945, mais les vieux nogentais vous diront sur les hauts de vignes.

La maison Drouhin de père en fils

Mon après-midi chez deux artistes

La scène se passe 34, Avenue du 8 mai 1945, mais les vieux nogentais vous diront sur les hauts de vignes. Effectivement au XIXe siècle, la vigne était abondante en Haute-Marne en général et à Nogent en particulier et le coteau joignant le plateau à la vallée de la Traire, exposé au sud, était propice au développement de cette culture d’appoint.

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Paul Drouhin et son canif. (Photo : Philippe Savouret)

Les couteliers étaient à la fois artisans et paysans.

Devant moi : une petite maison simple, façade étroite d’une propriété toute en longueur. Derrière l’habitation, un jardin potager ; la vigne n’est plus là mais le jardin demeure. Mon regard est d’abord attiré par les rouges groseilliers puis au-delà au fond du jardin, pour terminer la propriété, un petit atelier.

Typique de ces ateliers nogentais, clandestins qui se trouvent derrière les maisons et qu’on ne soupçonne pas lorsqu’on est dans la rue. Ceux-ci datent souvent du siècle dernier. Nogent et les villages du nogentais en sont truffés !

C’est pourquoi « l’étranger » qui passe n’a pas l’impression d’être en pays de Coutellerie : tout est caché, comme si les nogentais ne voulaient pas se montrer, dévoiler leurs « secrets ». Ca fait deux siècles que ça dure…

Côté jardin, l’atelier, aussi appelé boutique dans la région, possède une large verrière permettant le passage d’un maximum de lumière naturelle. A droite une porte ; je la pousse et je pénètre dans cet espace de 3,5 m sur 5 m. Face à moi une autre verrière située sur le mur opposé à la première laissant passer les rayons de soleil irradiant un grand établi comme les projecteurs braqués sur une scène car l’établi est la scène sur laquelle ces artistes façonnent leurs chefs-d’œuvre.

Derrière cette verrière, une petite cour termine la propriété. Nous sommes à flanc de coteau, mon regard se dirige vers la colline qui fait face, appelée « la roche à brebis » ; sorte de promontoire dominant les vallées de la Traire et du ruisseau de Poinson. Quel cadre bucolique !

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Au 34, Avenue du 8 mai 1945, côté jardin, l’atelier, aussi appelé boutique, possède une large verrière coté vallée, permettant le passage d’un maximum de lumière naturelle. (Photo : Philippe Savouret)

Le décor étant planté, voyons les acteurs. Je me tourne vers l’établi ; deux étaux pinçant de petits morceaux de métal d’un ½ cm sur 6, des mains habiles passent une lime fine sur ce qui allait devenir les lames d’un mini-couteau fermant de 4 pièces. Derrière chaque étau, un homme : à droite Paul Drouhin, le plus petit et le plus âgé (80 ans), à sa gauche son fils Emile Drouhin (54 ans) ; tous deux maîtres artisans couteliers.

"L’aristocratie de la coutellerie"

J’allais faire la connaissance de deux artistes dans ce décor pittoresque.
Après m’avoir accueilli, Paul Drouhin se met à ma disposition tandis son fils Emile Drouhin continue son travail.

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Paul Drouhin, et son fils Emile Drouhin, tous deux maîtres artisans couteliers, dans leur atelier. (Photo : Philippe Savouret)


 Vous travaillez toujours ?
 Non je bricole, c’est Emile le patron
 Depuis quand travaillez-vous de père en fils ?
 Il faut remonter en 1887. Mon grand-père Emile Margaux fut le fondateur, il fut MOF en 1924. Mon grand-oncle maternel Gaston Margaux fut également MOF en 1924. Je suis devenu MOF en 1955 et Emile en 1958.
 (MOF = Meilleur Ouvrier de France le summum de ce qui se fait de mieux dans chaque corporation.)
 Si je comprends bien, je dois être dans la seule entreprise française dont tout le personnel est MOF ?
 C’est possible (sourire)
 Mais quelle formation avez-vous suivie, quelle filière dirait-on aujourd’hui ?
 La meilleure : l’apprentissage sur le tas ; on faisait un tour du bassin coutelier style Tour de France des compagnons. Le grand-père Emile est allé à Breuvannes pour apprendre la fabrication de petits ongliers et aussi chez plusieurs couteliers Bieslois. On avait une formation globale, on était des couteliers complets capables de faire toutes les pièces et non pas axé sur un modèle.
 A propos de modèle, qu’est-ce que vous fabriquez, quelle est votre spécialité ?
 Nos fabrications sont multiples : canifs, manucure, pédicure… Mais la spécialité c’est plutôt le canif haut de gamme multi-pièces.

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PDE, une marque reconnue. (Photo : Philippe Savouret)

 Paul me conduit dans une petite pièce de 2 m sur 3 contigüe à l’atelier qui sert de bureau et d’exposition de la production Drouhin. Deux belles vitrines de canifs ; la Haute-Couture, l’aristocratie de la Coutellerie se présente à mes yeux. Il me montre différents modèles.
 Voici des canifs aux formes diverses : classiques, galet 3 ou 4 pièces : lame couteau, ciseaux, lime, pince à épiler, repousse chair, gratte-ongles, ouvre boîte décapsuleur. Articles pour cavaliers, couteaux pour pêcheurs et l’indispensable tire-bouchon. On met ce qu’on veut comme pièce à la demande du client.
 Leur particularité c’est le fini, les manches en ivoire, nacre, écaille, de tortue ; comme de cerf, argent, or…Bref toutes les matières nobles.
 Combien fabriquez-vous de ces petits canifs (certains ne dépassent pas 5 cm)
 La fabrication annuelle peut varier selon les commandes de 1000 à 1500 pièces.
 Et le prix ?
 Disons de 60 francs le canif 2 pièces, jusqu’à 1000 francs. Tout dépend du nombre de pièces et de la matière du corps. Certains sont hors de prix sauf pour les Emirs argentés !

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Paul Drouhin et le limage de l’écaille de tortue, tout un art ! (Photo : Philippe Savouret)

 Quelle est la marque de fabrique de votre entreprise familiale, le label de garantie ?
 Tenez ; elle est sur la lame (PDE inscrit dans un triangle)
 Et pourquoi ne trouve-t-on pas Nogent en plus ?
 La qualité en elle-même suffisait à symboliser NOGENT sans le marquer.
 Bizarre ! Avec Tous ces modèles au choix du client, à la carte dirai-je, vous ne travaillez pas en série ?
 Si, nous avons des petites séries de pièces brutes, communes à plusieurs modèles. Mais nous créons des modèles originaux… Certains sont utilisés qu’une seule fois ou même jamais ; tenez :

Il m’ouvre un tiroir rempli de nombreuses pièces brutes reliées en paquets.
Voici des stocks de gabarits non utilisés ou utilisés qu’une fois et qui pourraient resservir. Chaque fois on recrée un nouveau modèle à la demande d’un client et on ne réutilise plus ces gabarits.

C’est incroyable de voir tous ces couteaux en puissance traînant au fond des tiroirs ! Votre production est artisanale et vous faîtes tout à la main. Je vois quelques petites machines,

 de quoi se compose votre outillage ?
 L’outillage était très restreint au début. Une forge, un établi avec étaux et mordaches, toute la gamme des limes nécessaires au travail de précision, perçage à l’archet, à l’arçon comme on dit à Biesles. Aujourd’hui on a toujours la forge ; la meule actionnée auparavant par la main de l’homme est électrique, on a des perceuses, des tourets à polir, une cisaille, bref peu de machines et de nombreuses limes. (En effet sur et sous l’établi, il devait y en avoir une centaine.)
 Quel est le rythme de production
 La production est réduite étant donné le temps nécessaire à la fabrication d’articles de haut de gamme. Un canif à plusieurs lames par exemple demande plus d’une journée de travail s’il a un manche en écaille ou en ivoire.
 Et la commercialisation de votre production ?
 La clientèle vient d’elle-même pour rechercher des articles spéciaux ; 50% de la production est exportée.
 Quels sont vos clients ?
 Les grandes coutelleries de luxe, les maisons d’articles cadeaux, la SEITA pour les articles fumeurs - qui vient prendre commande pour un an. Un grand coutelier de Milan est venu lui-même passer - commande ces jours-ci ; les commandes sont importantes, on est obligé de fractionner pour satisfaire - tout le monde. On a des clients en Suisse, Italie, Allemagne, Amérique du nord.
 Comment avez-vous contacté ces clients ?
 Le commerce s’est fait de bouche à oreille. Les rapports entre collègues faisant connaître la maison. Sans publicité, on a du travail en abondance.
 Quelle chance ! Vous êtes presque un cas exceptionnel dans le contexte économique actuel.
 Rencontrez-vous des problèmes dans votre travail ?
 Oui, principalement des difficultés d’approvisionnement de matières premières avec en particulier - la législation sur la protection des tortues. Problème de trouver de la nacre, donc des prix exorbitants - pour ces matières précieuses.
De plus on a des limes de moins bonne qualité, les formes ne sont pas toujours adéquates à la - nécessité de ce travail minutieux.
 Pourquoi avez-vous choisi ce métier. Quels sont les côtés positifs voire passionnants ?
 C’est un travail intéressant parce qu’on fabrique de A à Z. Les tâches sont variées : découpage, limage, polissage, montage, emballage… répondre au courrier, faire les factures et surtout une grande liberté ; on travaille quand on veut, comme on veut.
Les articles sont vendus très chers apparemment mais ne représentent pas la valeur réelle du travail. On gagne sa vie mais sans plus. Ce n’est pas l’appât du gain mais plutôt la satisfaction d’accomplir un merveilleux métier créatif ; qui hélas risque de disparaître car aujourd’hui les jeunes ne sont plus portés sur ce type de travail. L’apprentissage est trop long, la rémunération faible et on ne se préoccupe pas du travail manuel de ce type dans les formations futures.

 Pourquoi ne formez-vous pas d’apprenti pour perpétuer ce savoir faire et assurer la continuité de la maison ?
 C’est la crainte de ne plus pouvoir continuer le métier dans quelques années faute de ne plus trouver les matières et l’outillage en très petite quantité (lime à grain fin par exemple), permettant de poursuivre une carrière jusqu’au bout, n’incitant pas à lancer un jeune dans un avenir incertain.

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Le "made in" Drouhin en juillet 1985. Paul Drouhin, et son fils Emile Drouhin, le dernier duo des Drouhin. (Photo : Philippe Savouret)

 Paul, pouvez-vous me raconter quelques anecdotes, quelques moments marquants de votre métier ?
 Par rapport à la succession de père en fils ; quand j’étais gosse vers 5 ans, j’étais assis sur l’établi à regarder le grand-père. Je baignais déjà dans l’atmosphère, j’étais fasciné par l’ambiance familiale et plongé tout de suite dans le métier, de plus à cette époque on n’avait aucune sollicitation extérieure. Regarder le grand-père forgeant, tourner la meule, sont des moments inoubliables…

La Saint Eloi était une fête très importante. Les commissionnaires à qui on venait vendre nos produits réunissaient les ouvriers et leur offraient le souper. Puis il y avait le bal populaire animé par les musiciens locaux ; pour terminer, on dansait le quadrille avec nos sabots vernis.

Et les gabarits de l’oncle Gaston… C’était la conséquence de la crise de 29. L’oncle ayant 4 enfants était devenu chômeur. Etant obligé de changer de métier, il prit un commerce de primeurs itinérant. De dépit, il a pris ses gabarits et les a « enterrés » dans le ciment de la pièce servant d’atelier.

 Avec des artistes comme vous, je suppose que vous devez avoir de belles pièces, ne serait-ce que celles du concours M.O.F. ?
 Au début pour le concours, il fallait réaliser une pièce libre. Le grand-père avait réalisé un couteau 22 pièces, lame argent, garniture argent.
Pour l’oncle Gaston ce fut plus exotique si j’ose dire ; il avait lu sur un journal une annonce : « cherche coutelier pour fabrication spéciale ». Gaston répond à cette annonce dont l’auteur était un ingénieur du Havre. Celui-ci lui dit que personne n’avait pu faire ce couteau. Gaston, fier, voulant relever le défi s’engage à le faire. L’ingénieur lui envoie les plans et il fit le couteau explorateur. Deux pièces furent réalisées et payées…difficilement. Son couteau de concours a été tiré de ce modèle modifié=34 pièces manche creux dans lequel se trouvaient des limes et autres pièces vissées. Malheureusement ces couteaux ont été vendus ; trop pauvre pour conserver ces belles pièces !
Quel gâchis ! (une grande partie du patrimoine nogentais est parti comme ça).
 A mon concours, il fallait 3 pièces, j’ai donc fait un couteau 10 pièces manche ivoire ; un onglier 4 pièces manche écaille garniture argent, un canif onglier 6 pièces manche nacre.

Il va me chercher ces chefs d’œuvre.
 Voici ces pièces et celles d’Emile : un couteau 7 pièces manche ivoire, un onglier 4 pièces nacre garniture argent, un canif onglier 5 pièces manche écaille.

Il est triste de voir que le rideau va se baisser lorsque des artistes comme Paul et Emile s’arrêteront puisqu’ils n’auront pas de successeur. C’est tout un patrimoine de grande qualité, le savoir-faire et la qualité nogentaise qui disparaissent et malheureusement leur cas n’est pas isolé.

Emerveillé par la qualité de ces articles et la dextérité de ces artistes, je passe commande d’un canif manche galet écaille, 4 pièces : décapsuleur-ouvre boîte, couteau, lime et ciseaux. Certains sont fiers d’avoir leur Picasso, leur Modiglani ou leur Cartier ; moi j’aurai mon… DROUHIN et je n’en serai pas moins fier !
Philippe Savouret juillet 1985

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Monsieur Émile DROUHIN , meilleur Ouvrier de France, décédé le 24 mars 2019. (Photos Philippe Savouret)
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Publié par Philippe Savouret dans le journal de la Haute-Marne (JHM) n° 9438 du dimanche 21 juin 2020. http://www.jhm.fr
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Publié par Philippe Savouret dans le journal de la Haute-Marne (JHM) n° 9445 p 14 du dimanche 28 juin 2020. http://www.jhm.fr
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De la tradition artisanale coutelière aux implants chirurgicaux et au Cluster Nogentech.Coutellerie et haute technologie : voilà un message quelque peu contradictoire : le musée de la coutellerie de Nogent (bâtiment, place de la mairie de Nogent, en haut à gauche de l’image) et les leaders industriels du territoire. Certes, la haute technologie ( représentée par le pôle technologique Sud Champagne en haut à droite de l’image) n’est pas une génération spontanée et s’appuie sur une longue tradition métallurgique. Mais cette illustration d’un forgeron ( au centre, au premier plan) témoigne d’un passé révolu, du siècle dernier, le 20ème siècle, et ne rend pas justice aux prothèses de la hanche et aux vilebrequins qui figurent en bas à droite de l’image. A part les salariés qui produisent ces produits, et leur famille, peu de visiteurs identifieront ces témoins de la haute technologie du territoire. Pourtant, les forges de Courcelles qui produisent ces vilebrequins comptent plus de 120 robots qui œuvrent à cette production.

Pour en savoir plus :

 Le "made in" Drouhin en juillet 1985.
 Champagne-Ardenne : Les couteliers de Haute-Marne affûtent leur image le le 06 décembre 2001
 De la tradition artisanale coutelière aux implants chirurgicaux et au Cluster Nogentech
 Hommage à Renée Landanger, femme visionnaire, décédée le 06 juillet 2017 à Chaumont
 « Haute-Marne : de la coutellerie à la MedTech »
 Monsieur Émile Drouhin, meilleur Ouvrier de France, est décédée le 24 mars 2019.
 Haute-Marne : la mode du “Made in France” peut-elle sauver les couteliers de Nogent ?
 Nogent Trois Étoiles, dernier coutelier industriel et fine lame du bassin nogentais
 Nogent Trois Etoiles perpétue l’industrie coutelière de Haute-Marne
 Le Haut-Marnais Fabrice Liiri, dernier ciselier d’art de France, veut transmettre un savoir faire unique le 18 décembre 2020
 La coutellerie de Nogent, en Haute-Marne, subsiste toujours avec quelques fines lames le 08 janvier 2021
 Jacques Mongin, coutelier d’exception, décédé le 23 avril 2021.